Sebta : Récit de l’exode de la jeunesse
Le mois d’aout a connu la plus grande vague d’émigration des Marocains vers Sebta. Plus de 2000 personnes en deux semaines ont tenté d’atteindre la ville occupée. Récit d’un « grand saut » vers l’inconnu.
Fnideq est une ville quadrillée. « Une localité sous tension », décrit Ali Zoubaidi, expert en migration et qui se trouve sur place, joint par téléphone par ENASS.ma. Pour sa part, Mohamed Ben Aissa, président de l’Observatoire du nord pour les droits humains (ONDH) décrit une localité « sous haute surveillance ». Cette présence renforcée se manifeste par l’installation de barrières le long de 4km de côte et sur la route. « Des renforts ont été appelés du côté des Forces auxiliaires. Les contrôles des identités dans les quartiers, les points d’entrée, les transports en commun et les taxis sont nombreux », poursuit ce fils de la région. Fnideq qui devient une ville presque bouclée surtout face à l’arrivée de nouveaux jeunes marocains.
Combinaisons et palmes
Le mois d’août a été celui de la « Grande nage » vers Sebta, ville occupée par l’Espagne. Par groupes de jeunes marocains, souvent des hommes mais aussi quelques femmes, ont tenté des traversées nocturnes et périlleuses vers l’enclave depuis la plage de Fnideq ou de Belyounech. À partir du 16 août, les tentatives de jeunes migrants ont pris une forme organisée en groupes de plusieurs dizaines voire de centaines d’individus. Le 25 août dernier, à la faveur d’un épais brouillard, la plus grande tentative est enregistrée en une seule nuit : 1500 jeunes marocains ainsi que quelques algériens tentent la traversée à la nage. Chaimae fait partie des jeunes marocains arrivés à Sebta durant ce mois d’août. « Je me suis jeté à l’eau vers 11h30, j’ai passé presque cinq heures dans l’eau à nager. La marée à changé et j’avançais difficilement. J’avais peur des gros poissons et de la nuit », déclare-t-elle au micro de nos confrères espagnoles d’El Faro de Ceuta. Chaimaie était à sa cinquième tentative. Comme beaucoup de jeunes de M’diq et Fnideq, la traversée à la nage est devenue leur « sport » de prédilection. Equipés de combinaisons en néoprène, de masques et de palmes, ils se lancent chaque soir à la conquête de Sebta, dans une nage tout au long du brise-lames. A la folie des frontières, les jeunes haragas répondent par une nage improbable de plusieurs kilomètres en pleine nuit.
Une année de nage vers Sebta
L’ONDH est une des rares associations qui assure un suivi à cette forme de migration. Depuis janvier 2024, l’ONDH publie un bilan chiffré de ces tentatives. L’ONDH précise que ces tentatives nécessitent de nager « entre 10 à 15 heures sur une longueur de 10 km » pour la route maritime la plus simple à partir de la plage de M’diq. Si le migrant tente sa chance depuis Belyouch, il peut faire la traversée « en 2 heures mais avec le risque d’affronter les courants marins et les rochers tout au long de cette distance », explique l’ONDH.
Cette nouvelle et inquiétante forme de migration, est une conséquence directe de l’imposition des visas aux ressortissants du nord du Maroc pour accéder à Sebta. « Après la fermeture du point de passage de Tarajal, appelé aussi « Bab Diouana ». La migration irrégulière parmi les Marocains a connu une hausse importante. Quand la frontière était ouverte, personne ne pensait prendre la mer ou migrer de cette manière. Auparavant, les gens partaient travailler avec des papiers, et d’autres sans à Sebta », explique Nabil Bazzi, président de la section de l’Association marocaine des droits humains (AMDH) à Fnideq.
Si ces départs ont démarré de manière individuelle en 2022 et 2023, l’année 2024 connait une croissance importante de cette forme de migration irrégulière. Comme le montrent les chiffres de l’ONDH, les tentatives étaient de 700 en janvier-février, elles ont progressé à 1000 tentatives en mars-avril pour atteindre 1200 en mai-juin (voir graphique). Durant la première moitié de l’année, l’image d’un Marocain à genou et extenué en février 2024 sur la plage de Benzu à Sebta, sous le regard d’un membre de la Guardia Civil est devenu virale.
Sur le seul mois d’août, ce chiffre a atteint environ 2000 arrivées. Ce chiffre demeure provisoire. Les tentatives quotidiennes étaient au nombre de 120/jour en juin à 700/jour en août, avec un effet de tentatives collectives. A Melilla, les arrivées à la nage étaient de seulement 15 personnes.
Selon les données de l’ONDH, 90% des tentatives réalisés entre mai et juin avaient comme point de départ la plage de Fnideq, 5% depuis Belyounech (16 km de Fnideq) et 5% depuis les grillages. Un autre point inquiétant, la présence massive des mineurs, 300 en août selon les autorités espagnoles. L’ONDH a recensé 70 mineurs marocains en mai-juin 2024. Ces tentatives se terminent par un refoulement à chaud ou par des drames humains.
Entrer à Sebta ou Mourir
L’ONDH a recensé 37 morts entre janvier et août, « ce n’est qu’un bilan provisoire, d’autres personnes sont portés disparues durant ce mois d’août » précise Ben Aissa. Même son de cloche de Zoubaidi : « Ces départs ont causé des disparus en mer et le bilan devrait se préciser durant les prochaines semaines. L’ONDH a recensé au moins 33 disparition en mer de personnes ayant tentées la traversée à la nage.
Cette périlleuse tentative peut s’avérer, très souvent, sans espoir. Durant le mois d’août, les autorités locales de Sebta ont opéré 150 à 200 refoulement par jour. De ces refoulements sont exclus les mineurs et les personnes qui déposent une demande d’asile, donc la majorité se retrouve refoulée manu militari vers le Maroc en application de l’accord migratoire avec l’Espagne 1992.
Dans le lot des arrivées, d’autres nationalités ont été recensées, notamment des Algériens. Nos confrères de Infomigrants ont retracé le récit de Hamza, migrant originaire de Tizi Ouzou en Algérie, toujours porté disparu. La séquence du mois d’août est-elle le résultat de conjonctures, ou un acte de pression des autorités marocaines ?
Basculement du mois d’août
Les sources consultées par ENASS.ma s’accordent à dire que cette vague ne peut être comparée avec celle de mai 2021 où le Maroc a répondu à la tension diplomatique avec son voisin ibérique par un certain relâchement du contrôle frontalier. « Les relations entre le Maroc et l’Espagne sont au beau fixe, selon les déclarations des deux parties. Le gouvernement Sanchez soutient le plan d’autonomie sur le Sahara. D’autant que nous n’avons pas noté de relâchement du côté marocain durant ces semaines. Au contraire, le Maroc ne fait que renforcer le contrôle frontalier », observe Ben Aissa de l’ONDH. L’hypothèse du chantage reste sur la table : Le Maroc répond de cette manière à la visite de Pedro Sanchez en Mauritanie visite qui serait une promesse d’aide de 500 millions d’euros pour contrôler les frontières ?
Pour sa part, Bazzi de l’AMDH répond par le négatif : « Ce débat sur les pressions exercées par le Maroc sur l’Espagne est réfutable. Notre évaluation de la situation part de faits. La réalité de la région est limpide : Nous sommes dans une zone de M’diq-Fnideq économiquement sinistrée », insiste-t-il. La vague actuelle est la résultante d’une crise économique et le manque de perspective de la jeunesse de cette zone, estiment nos interviewés.
Signe de cette vague : En 2023, seuls 12 personnes ont été comptabilisés par le ministère de l’Intérieur espagnol sur cette voie. Jusqu’à mars 2024, ce chiffre a atteint 200 personnes qui ont atteint Sebta à la nage. Dès le 30 juillet, la vague a pris une grande ampleur. « Une soixantaine de personnes ont tenté d’atteindre Ceuta à la nage, et huit ont finalement débarqué sur une de ses plages », rapporte Infomigrants.
Début août, Espagnols et Marocains se préparent à un mois chaud. Des membres des forces de l’ordre sont appelés en renfort. Entre temps, les Espagnols continuent de repêcher les corps de migrants marocains. C’était le cas le 2 et le 7 août. Dans la nuit de dimanche 11 à lundi 12 août, quelque 300 migrants ont pris la mer pour nager jusqu’à Sebta occupée. C’est le début de la vague des départs collectifs. L’épais brouillard enregistré dans le ciel du nord du Maroc et dans la nuit du 15 au 16 facilite la tentative d’une centaine de Marocains, dont beaucoup de mineurs. Le bilan des admissions à Sebta est maigre au vu des risques entrepris : « Sur les dix migrants qui ont réussi à atteindre l’enclave, huit ont été déportés, tandis que deux mineurs ont été placés sous tutelle », indiquent des sources policières espagnoles à l’agence EFE. C’est à cette période que la jeune Chaimae, 19 ans, arrive à Sebta.
Sur Tik Tok, la jeune de Martil multiplie vidéo et photo pour montrer « son succès ». Ses vidéos deviennent virales sur les réseaux sociaux au Maroc. Avec l’immense succès de ses contenus, elle se défend qu’elle fasse la promotion du hrig. « Je n’ai jamais dis à personne de venir. La traversée est extrêmement dure. Il faut savoir très bien nager pour survivre », se défend-t-elle dans une interview avec El Faro de Ceuta. La multiplication des contenus sur les réseaux sociaux et la météo crée un climat favorable pour la grande traversée.
A partir du 23 août, chaque nuit, des centaines de jeunes tentent leur chance. Le pic est atteint le 25 août à la faveur d’un épais brouillard sur la côte. Les Espagnols parlent du chiffre de 1500 personnes en une seule nuit au large de Tarajal. Les autorités de Sebta jouent au pingpong avec les personnes arrivées. Dès leur arrivée, ils sont renvoyés au Maroc. Pour leur part, les autorités marocaines envisagent les grands moyens pour stopper cette vague montante.
« Une approche coloniale »
Débordées par cette vague, les autorités marocaines se rappellent de leurs « bonnes vieilles habitudes » utilisées contre les migrants subsahariens. Pour faire baisser la pression et dissuader d’autres candidats, les forces de l’ordre marocain procèdent « au déplacement forcés » ou « éloignement» depuis Fnideq vers Beni Mellal, Casablanca, Fès et même Laâyoune. L’ONDH a recensé 500 déplacements de jeunes de la ville. « Ces méthodes sont regrettables et confirment le sentiment de hogra que vivent ces jeunes. Ce déplacement est dominé par une approche sécuritaire, car ces personnes finiront par revenir chez elles quelques heures après leur déplacement. Nous avons eu écho de l’usage, à quelques reprises, de la violence. Nous sommes en train de recouper ces données », regrette Ben Aissa. Jusqu’au 30 août dernier, ces opérations de déplacements étaient toujours en cours…un répit temporaire en attendant la prochaine vague…
D’ici, la société civile de Fnideq, habituellement réservée, vient de publier un premier communiqué sous la bannière de la « Coordination de la société civile pour le développement durable et la justice spatiale à Fnideq ». Dans ce document, la Coordination conteste l’approche sécuritaire : « Nous avons observé des pratiques non professionnelles des forces publiques dans le traitement des enfants et des mineurs lors de leurs arrestations arbitraires », constate ce collectif. Une deuxième exigence concernerait l’encerclement de la ville : « Nous sommes retournés à l’époque coloniale révolue, les autorités territoriales ont décidé de clôturer, d’emprisonner, d’assiéger la ville et de la militariser en violation flagrante des lois marocaines, de la Constitution et en violation flagrante des libertés publiques des citoyens, au lieu de se concentrer sur la réflexion pour trouver et élaborer des solutions pratiques afin de faire face au phénomène migratoire à Fnideq ». La corniche de Fnideq, seul espace disponible, gratuit et public, est désormais fermé pour les habitants.