Désacraliser la Moudawana
Réformer le Code de la famille dans un pays, est toujours un chantier délicat. Qu’elle soit dans des pays de culture « démocratique » comme la France ou dans des pays « absolutistes » comme le Maroc, ce chantier est sensible car il touche à ce que les individus considèrent comme l’espace de l’intime et du privé.En plus au Maroc, ce texte est auréolé de son caractère « sacré ». Une sacralisation de nature politique (parapluie royale) et religieuse (sources et limites dressées).
Un statut qui comporte les germes de l’échec partiel de sa mise en œuvre depuis 2004. Les magistrats en charge de son application et interprétation, ont sacralisé le texte au point de le réduire au fameux article 400 ; dernier article du Code de 2004 qui permet aux magistrats de se référer à la doctrine Malekite en tout temps.
Pourtant, le Code de la famille est un texte profane. Lors des moments où des courants sociétaux s’affrontent sur leurs définitions de la famille, approuvant ou condamnant l’élargissement des droits des femmes et des enfants dans les lois régissant les relations conjugales et celles de la famille, ces acteurs sortent ce texte du domaine du religieux pour l’installer dans l’espace politique.
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Dès la deuxième réforme du « Code des affaires personnelles » en 1992, le Maroc a connu un moment de tension entre les courants « conservateurs » et « modernistes ». Cette tension s’est cristallisée lors de la tentative de la troisième réforme, démarrée en 1997 avec le Plan d’intégration de la femme dans le développement présenté par Said Saâdi lors du Gouvernement El Youssef 1. Cette tension a pris plusieurs formes, jusqu’à l’aboutissement de la réforme importante de 2004.
Durant les sept ans de ce dialogue sociétal et politique inédit, les deux courants idéologiques se sont affrontés pacifiquement dans les médias et dans la rue. Si les courants islamistes avaient réussi à gagner la bataille de la rue, ce n’est que par une instrumentalisation éhontée du texte coranique et du sentiment religieux chez une partie de la population dans les grands centres urbains. Au front du refus de la réforme de la Moudawana se sont ajoutés, naturellement, le ministre des Affaires islamiques de l’époque (Abdelkebir M’Daghri Alaoui) et les oulémas (experts des affaires religieuses), dont plusieurs membres d’instances officielles de gestion du culte musulman. Le reste de l’histoire est connue : Commission Dahak (blocage) et puis Commission Bousseta (domination du courant conservateur) puis vient l’arbitrage royal. Le texte final crée un consensus fragile entre les différents courants, tout en permettant des avancées notables pour les épouses (libéralisation du divorce, régulation de la polygamie, etc.) et les enfants.
La démarche de la réforme de 2023 a été différente. Elle s’inspire du tempo politique du moment. La monarchie exécutive a décidé que la Commission serait uniquement de nature « administrative », donc avec un droit de réserve très strict. Une sorte de chambre d’enregistrement des demandes et doléances sociétales. Officiellement, la commission est en charge du « pilotage de la préparation de cette importante réforme, de manière collective et collégiale ».
La méthodologie de travail de cette commission n’a pas été rendue publique.
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Bien que de nature « consultative », les commissions de 2001 et 2003 étaient un espace de délibérations et de discussions animées (voir l’essai de Guessous N, Une femme au pays des fouqahas [2022]). La méthodologie de travail de l’Instance 2023 pour faire le tri entre les centaines de mémorandums contradictoires, et préparer son rapport remis au Chef du gouvernement et au souverain n’a pas été rendue publique.
Quels étaient les rôles des magistrats au sein de l’Instance, pourtant fer de lance du camp conservateur ?
Quels étaient les rôles des magistrats au sein de l’Instance, pourtant fer de lance du camp conservateur ? Les délibérations et les travaux de cette commission seront-ils rendus public un jour ? De quelle manière, la monture finale du texte sera-t-elle rédigée et par qui ? Le Parlement pourrait-il utiliser ses marges de manouvres pour modifier ou améliorer ce texte ? Les arguments de « l’efficacité » et de « l’exécution » ont nettement pris le dessus sur la construction de l’Etat et la délibération démocratique qui sont par nature ardues et risquées.
Les délibérations et les travaux de cette commission seront-ils rendus public un jour ?
L’annonce en juillet d’une saisine royale au Conseil supérieur des Oulémas « pour examiner certaines questions contenues dans les propositions de l’Instance chargée de la révision du Code de la Famille, en se référant aux principes et préceptes de la sainte religion de l’Islam et de ses finalités, pour soumettre une Fatwa à leur sujet » est une manière d’atténuer les réticences apparues chez le camp « conservateur » officiel et militant. Plus d’un an après le début du processus des consultations, la société est suspendue à la décision de cette Fatwa. Nous attendons la fumée blanche. Pendant, ce temps, la polarisation des opinions au sein de l’espace médiatique digital est à son comble. Une conservation marocaine dominée par cette polarisation, la désinformation et un discours conformiste.
L’hypothèse d’un Code de la famille désacralisé est à explorer et à approfondir pour sortir de l’impasse absolutiste et théocratique.
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La réforme d’un texte sensible est ainsi prise en tenaille entre une gestion non-démocratique et une soumission aux avis des clercs. Au bout de cette réforme, la famille marocaine et les droits des femmes et des enfants, pourront gagner quelques acquis (tutelle, garde, peut-être l’âge du mariage, etc.), mais l’Etat de droit et la prise de décision démocratique reculeront au profit de l’absolutisme. Les « modernistes » et « les conservateurs » du sérail applaudiront. Mais la Moudawana demeurera ce texte sacré et phagocyté, rédigé loin du législateur élu, validé par des clercs et appliqué par des magistrats conservateurs, missionnés pour appliquer la parole de Dieu.L’hypothèse d’un Code de la famille désacralisé est à explorer et à approfondir pour sortir de l’impasse absolutiste et théocratique fixant les lignes rouges pour des citoyens à travers une règle passéiste du « haram » (licite) et « halal » (illicite).