Mohamed Mahdi: Chercheur en Atlas
L’anthropologue Mohamed Mahdi sillonne le Maroc depuis quatre décennies pour porter un regard scientifique sur le monde rural marocain, avec une prédilection pour le Grand-Atlas. Portrait-récit.
Mohamed Mahdi est un touche-à-tout. Il est enseignant, chercheur, producteur de documentaires, acteur de la société civile, et expert pour des organismes nationaux et internationaux. Le trait d’union entre ces différentes casquettes, c’est la passion pour le terrain et le désir de mettre en lumière des territoires/populations mis à l’écart du « développement ».
Après une longue carrière universitaire au sein de l’École nationale d’agriculture (ENA) de Meknès, le chercheur prend le temps de dessiner les contours de « sa méthode » : Faire les sciences sociales à partir du Maroc et de son Atlas. Entre écrits et images ; entre terrain et transmission, Mahdi livre sa recette pour une science sociale ancrée dans le terrain.
Aujourd’hui à la retraite, il consacre son temps à poursuivre ses recherches et partager son savoir-faire avec les jeunes chercheurs. ENASS.ma l’a suivi sur le terrain et a couvert trois de ses conférences à Rabat et Casablanca entre 2023 et 2025.
Loin des mondanités et proche du terrain
Nous sommes le 20 novembre 2023, un homme portant un béret noir et une longue barbe grise est parmi les premiers arrivés au siège du Centre Jacques Berque (CJB) à Rabat. Il tient dans ses mains des exemplaires d’un livre intitulé : « Retour à Imlil : Naissance d’un territoire du développement ». C’est l’invité de marque du jour : Mohamed Mahdi. Il est là pour présenter en avant-première son livre édité chez La Croisée des chemins. Avant de démarrer la rencontre, l’homme se montre discret. Mahdi semble peu intéressé par les mondanités de pareilles occasions. L’originaire du douar de Tigouliane, province de Taroudant, préfère la pratique du terrain et le goût du terroir local.
La rencontre au CJB démarre, le chercheur à la longue expérience est enfin dans son élément. Il développe dans cette première présentation les contours de son livre et les fondements théoriques (Raymond Boudon et Max Weber) de ce travail longitudinale.
Extrait de « Retour à Imlil » :
« Retour à Imlil est le fruit de deux délicates intentions. La première est celle d’un retour sur un terrain de recherche, la tribu Rheraya dans le versant nord du Haut-Atlas, pour décrire le processus multidimensionnel du changement à l’origine de l’émergence d’un territoire, actuellement de renommée internationale :Imlil. La seconde, plus prétentieuse, se veut un retour pluriel sur un itinéraire de recherche. Mais indubitablement, Retour à Imlil est un travail qui s’inscrit dans la continuité d’une recherche conduite dans les années 80 dans le cadre d’une thèse de doctorat sur les Rheraya, publiée sous le titre de ‘’Pasteur de l’Atlas’’ ». (p.21)
Devant une salle comble en cette soirée d’automne, il défend sa thèse celle des dynamiques endogènes du changement chez les communautés du Grand Atlas à partir du cas d’Imlil.
Devant une salle comble en cette soirée d’automne, il défend sa thèse celle des dynamiques endogènes du changement chez les communautés du Grand Atlas à partir du cas d’Imlil. Ce livre à multiples entrées, à valeur scientifique et de témoignage d’un chercheur qui observe finement ce territoire depuis quatre décennies comme le rappelle l’universitaire américain James Miller dans la préface de ce livre.
Extrait de « Retour à Imlil » :
« Ici, Mahdi nous emmène sur la scène du changement au travers du prisme de la sociologie rurale, s’appuyant sur les techniques des sciences sociales modernes. Ses périodes répétées de recherche à Imlil au cours des 40 dernières années, à la fois individuelles et collectives, visant à comprendre les cléments les plus essentiels de la vie à Imlil – troupeaux, terres, cultures, famille propriété, marchés, aspirations , humaines – fournissent au lecteur des aperçus du changement au fil du temps et une prise de conscience de l’attachement du chercheur à la recherche, Mahdi humanise les données et apporte un sentiment de connexion et d’intérêt pour les personnes et le lieu qui est devenu Imlil » (p.14)
L’étonnement anthropologique
Cinq semaine plus tard, Mahdi accompagne un groupe d’étudiant-e-s de Master en sociologie de la Faculté des lettres et sciences humaines d’Ain Chock à Casablanca – dont l’auteur de ses lignes – pour un stage de terrain à la commune de l’Ouneine dans la province de Taroudant. Du 02 au 08 janvier 2024, le socio-anthropologue, membre de l’association Targa-Aide, est le guide de prestige de ces chercheurs en herbe. Durant une semaine, il transmet cette passion du terrain rural, il n’hésite pas à aiguiller les étudiants dans leur fieldwork qu’il connait depuis trois décennies.
Malgré sa connaissance du terrain et ses enjeux, Mahdi ne perd pas cette faculté de s’étonner face à de nouvelles données. Chercheur un jour, chercheur pour toujours. Comme dans son livre, il tient à son fil conducteur : « Mesurer le changement au sein des communautés rurales ».Pour développer cette hypothèse, il multiple les flash-back dans l’histoire et les retours de terrain. Une expérience sur le temps long qu’il n’hésite pas à partager avec les chercheurs en formation. Le vétéran chercheur impressionne par sa culture encyclopédique. Mahdi est un Atlas sur les questions du pastoralisme et de la société rurale de montagne.
Mahdi est un Atlas sur les questions du pastoralisme et de la société rurale de montagne.
Dans « la cuisine » du chercheur
Mahdi se confie sur sa démarche et précisément sur « la cuisine interne des sciences sociales ».
Le 20 mars 2024, Mahdi est l’invité du LADSIS pour présenter son livre lors d’une rencontre présentée par Fadma Ait Mous et Zakaria Kadiri, modérée par Sana Benbelli. Fadma Ait Mous le décrit comme « un nom unique de la sociologie/anthropologue marocaine ». L’amphithéâtre Driss Chraibi affiche complet. Devant un auditoire attentif composé d’étudiants et de ses collègues chercheurs, il se confie sur sa démarche et précisément sur « la cuisine interne des sciences sociales », en reprenant le titre d’un des articles de Paul Pascon. Il raconte : « Le titre Imlil dans mon livre est une usurpation. Mon travail porte précisément sur Les Reghraya, tribu du Haut-Atlas ».
En travaillant sur les facteurs endogènes dans le développement de cette communauté montagnarde, il étudie longuement les métamorphoses de cette région, sans réel accompagnement des autorités marocaines.Pour Mahdi, le changement est « un processus multidimensionnel ».
Ce livre-synthèse d’une recherche est aussi « un travail de réflexivité avec un retour sur mon itinéraire de chercheur ».
Ce livre-synthèse d’une recherche est aussi« un travail de réflexivité avec un retour sur mon itinéraire de chercheur ». Dans ce parcours, Mahdi ne s’encombre pas d’une théorisation déconnectée du terrain ni d’un empirisme abstrait. Le professeur de l’ENA propose une « histoire du changement dans le « Haut-Atlas ». Le changement se mesure par le biais de l’étude d’activités comme l’agriculture, l’élevage, le pastoralisme, la transhumance, le tourisme, etc. « Pour observer le changement, il faut passer du temps avec les transhumants à l’Oukeimdan et gagner leur confiance. D’ailleurs, j’ai cessé de parler à ces personnes comme des informateurs. Ils sont désormais des interlocuteurs », précise Mahdi devant des étudiants captivés. Une idée qui revient avec insistance dans son dernier ouvrage :
« Pour observer le changement, il faut passer du temps avec les transhumants à l’Oukeimdan et gagner leur confiance ».
Extrait de « Retour à Imlil » :
« […] Du statut d’observateur, le chercheur devient lui-même interlocuteur et producteur de discours sur cette société, ce qui le place dans une position troublante qui brouille les frontières de l’emic/etic ». (p.24)
Pionnier de l’anthropologie visuelle au Maroc
Le 2 janvier 2025, Mahdi est revenu à la Faculté d’Ain Chock pour parler aux étudiant-e-s en sociologie de sa « carrière » de documentariste et de la relation entre « recherche socio-anthropologique et documentaire ». Ce ruraliste marocain de renommée est le pionnier en matière d’utilisation de l’image animée dans la recherche scientifique en sciences sociales. Son premier documentaire remonte à…1988. A cette période, il qualifie ses recherches « d’anthropologie clandestine » dans le contexte de la mise en veilleuse de la sociologie et de l’anthropologie au Maroc. « Pour cette raison, je dirai que j’ai appris l’anthropologie sur le tas, sur le terrain », insiste-t-il. Ce côté autodidacte a permis à Mahdi de développer un savoir-faire en matière documentaire, porté également par sa cinéphilie. Un documentaire peut-être le medium pour une connaissance discursive ?
« Du son et de l’image sont des contenus peuvent aussi transmettre des connaissances complexes ».
La réponse de Mahdi: « Un documentaire produit une connaissance non discursive, contrairement à un article ou un livre académique. Mais du son et de l’image sont des contenus peuvent aussi transmettre des connaissances complexes», répond-t-il aux questions récurrentes des étudiants sur ce sujet. Et de poursuivre : « Un documentaire c’est aussi une archive visuelle ». Mahdi insiste pour dire que le documentaire n’est que la poursuite de la recherche scientifique par d’autres moyens. « Les documentaires réalisés ne sont que les prolongements de mes recherches. Un lien ténu existe entre les deux.Pour cette raison, l’écriture doit-être anthropologique. C’est un produit hybride que je livre à chaque fois », poursuit-il.
« Les documentaires réalisés ne sont que les prolongements de mes recherches. Un lien ténu existe entre les deux ».
Le terrain comme une relation
Mahdi a aussi une longue carrière d’expert national et international sur les questions du développement territorial, du pastoralisme, de l’élevage et dans l’ensemble des thématiques qui peuvent toucher à la société rurale. A ce titre, il fait des études sur le cannabis à Al Hoceima comme sur la transhumance à l’Oukeimdan. Dans ce patchowrk, un fil conducteur inspire à Mahdi sa conduite, il le résume ainsi : « Il faut savoir respecter son indépendance théorique et négocier sa marge de manœuvre de chercheur », conseille-t-il les jeunes chercheurs lors de la conférence du LADSIS de 2024.
Cette question est aussi abordée dans son livre. Extrait de « Retour à Imlil » :
«[…]. Mais s’il est vrai que la demande sociale en provenance des bailleurs de fonds détermine de plus en plus les axes de recherche, le chercheur pourra toujours garder la main, si j’ose dire, sur les a priori théoriques et méthodologiques dans lesquelles ses axes seront investis » (p.27)
Conscient de son statut et assumant une démarche qui ne reconnait pas l’objectivisme déconnecté des réalités sociales, Mahdi défend à plusieurs reprises des positions de principes comme lors de ses écrits avertissant face à la privatisation des « Communs » comme celui de l’Agdal de l’Atlas Marocain (2009), parmi les derniers territoires de la transhumance au Maroc, ou encore lors du célèbre procès intenté à la Banque mondiale (BM) au Maroc (2013).
Avec Pr. Najib Akesbi et Pr. Driss Benatya, ils poursuivent la puissante institution de Breton Woods. Raison de cette procédure rare : La tentative de falsification des données scientifiques par la BM sur une enquête commanditée par cette institution financière internationale à ce groupe de chercheurs sur le secteur agricole marocain.
Ce chercheur présent dans la cité, se manifeste aussi à travers ses interventions publiques via les médias où il publie de manière régulière avec Médias24 des tribunes ou des reportages. Lors du séisme du Grand Atlas, il fut une voix précieuse pour comprendre ce qui se passe dans cet Atlas qu’il connait tant. Dans le dernier ouvrage, il résume son approche et son rapport à l’objectivité :
Extrait de « Retour à Imlil » :
« […] Ce texte est avant tout une relation ; à la fois récit et lien affectif. Il tient du témoignage et de l’exposé des données de recherches. Des données d’observation et d’enquête ou fournies par des interlocuteurs s’y mêleront aux connaissances accumulées le long de ces années passées au contact d’un « pays » et de ses hommes ». (p.25).
Mahdi et d’autres chercheurs en sciences sociales donnent rendez-vous au public pour une nouvelle journée du documentaire organisée par le LADSIS à la FLSH Ain Chock le 7 et 8 février prochain.
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Pour aller plus loin :
Parmi ses ouvrages :
Mohamed Mahdi, Retour à Imlil : Naissance d’un territoire de développement, La Croisée des chemins, Casablanca, 2023.
Mahdi M., Pasteurs de l’Atlas, Imprimerie Najah Al Jadida, Casablanca, 1999.
Mahdi M. (Ed.), Mutations sociales et réorganisation des espaces steppiques, Imprimerie Najah Al Jadida, Casablanca, 2002
Articles scientifiques et interventions :
https://enameknes.academia.edu/MohamedMahdi/Papers
Parmi ses documentaires :
AHOUZ de Mohamed Mahdi : https://www.youtube.com/watch?v=maco94Fx3ac
Portrait « Mohamed Mahdi : Le parcours » par la page Sociologie Maroc :
Sur le procès Akesbi-Mahdi contre la Banque mondiale :https://medias24.com/2013/12/26/des-chercheurs-marocains-poursuivent-la-banque-mondiale-en-justice/
La Banque mondiale sur le banc des accusés :
https://www.cadtm.org/La-Banque-mondiale-sur-le-banc-de
Textes de Mahdi publiés pour Medias24 :
https://medias24.com/author/mohamed-mahdi
https://medias24.com/2021/07/10/agadir-amassa-un-grenier-collectif-a-sauvegarder