Lfilas: une zaouia au service de la culture visuelle marocaine

EL IMAME SOUMIA
La création pour l’artiste c’est représenter l’être et le faire naître, alors elle devient un acte puissant de transcendance, où l’œuvre se mue en un miroir reflétant l’essence humaine et en une force créatrice qui redonne vie à l’imaginaire. Dans cette quête, l’artiste s’inspire de ce qui l’entoure: la terre, la mer, la nature, mais aussi la musique, les costumes, les rituels, les traditions, les récits ancestraux, la spiritualité, la langue, etc. Lfilas dans cette perspective, se veut un espace où cette quête de sens prend une forme artistique authentique et ancrée dans la réalité marocaine.
Hamza Errashid Sfart et Ismail Ahendouz, fondateurs et membres de Lfilas, pensent que la culture marocaine, en tant que culture nord-africaine et amazigh, recèle un immense potentiel encore à exploiter dans l’art, sous toutes ses formes. Ils considèrent qu’au lieu de simplement revisiter les formes d’expression héritées de nos ancêtres ou les générations passées, les artistes d’aujourd’hui gagneraient à s’affranchir des cadres établis. En laissant émerger une créativité libre, ils pourraient révéler une part d’eux-même plus authentique et inattendue, fidèle à leurs expériences et à leurs réalités.
Outre ces réflexions théoriques, il paraît judicieux de s’interroger sur la portée réelle de l’implication de la zaouia de Lfilas dans la promotion d’un art marocain authentique. Dans quelle mesure cet engagement parvient-il à préserver la richesse artistique et culturelle de cette région? C’est dans cette optique que nous nous sommes rendus à la troisième édition de Taghazout Surf Expo, qui s’est tenue du 24 au 27 octobre 2024 à Taghazout, l’occasion de rencontrer et d’interviewer les membres de Lfilas, contributeurs actifs à cet événement culturel, artistique et touristique. Bien que notre connaissance du travail d’Ismail et de Hamza précède ce rendez-vous, il nous semblait essentiel de formaliser cette exploration et offrir un reportage en plongeant au cœur de leur vision et implications. Cette démarche s’inscrivait ainsi comme une sorte d’immersion, nous permettant de mieux saisir les enjeux qui façonnent ce collectif artistique.
- LFILAS?
«Lfilas puise ses origines dans l’institut des Beaux-Arts, là où tout a commencé. Le nom, inspiré de «filasse», évoque une puissance douce, fluide et homogène. Nous l’avons choisi, «Zaouia» pour sa résonance mystique, réinventée ici comme un espace moderne d’expérimentation artistique.
Lfilas est une aventure post-diplôme, une quête collective qui explore les arts visuels, les Beaux-Arts et la spiritualité marocaine. Nous sommes des esprits libres, naïfs et en reconversion, traçant de nouveaux chemins, à l’abri des pressions extérieures, et bâtissant une identité qui nous ressemble. »
- Comment décririez-vous votre démarche artistique et vos inspirations en tant qu’artistes?:
«Nous nous intéressons à tout ce qui touche à l’esthétique et à la beauté, et à mettre en œuvre ces recherches pour créer des objets qui nous ressemblent, qui peuvent s’adapter à notre vie, qui incarnent le soleil au-dessus de nos têtes, la lumière dans laquelle nous vivons et qui portent l’émanation de notre être (…). Je cherche donc autour du motif, la forme et la couleur, car la lumière au Maroc est éclatante, les différentes positions du soleil, de son lever à son coucher, en passant par son zénith, offrent une palette de couleur variée et changeante. »
- Lfilas et la spiritualité:
«Tout au long des côtes du sud du Maroc, de nombreux sanctuaires témoignent de ce lien spirituel avec la mer. Même dans les moments de culte et de dévotion, les gens se tournent vers la mer en quête d’une certaine aura glorieuse. Lorsqu’il est question de motif, on observe que historiquement les créateurs puisaient leur inspiration principalement dans les cultures montagnardes ou celles des plaines. En revanche, la mer a rarement été une source privilégiée en ce qui concerne le motif, ce qui m’a précisément conduit à m’y consacrer pour en tirer des motifs. »
«Nous n’avons nullement pour ambition de représenter la mer dans sa réalité brute. Notre quête est toute autre: une invocation subtile presque mystique, qui s’inscrit pleinement dans l’esprit de la zaouia. Il s’agit d’évoquer des motifs, des symboles, des beautés cachées, non pas l’évidence mais l’ambiguïté. Cette ambiguïté exige contemplation et pureté; une sincérité absolue dans notre lien à la nature. Celui qui aspire à créer doit se dépouiller de tout artifice, accepter d’apprendre humblement d’elle, avec l’intention claire et honnête -la nyya- de grandir en harmonie avec ce qu’elle enseigne.
En tant que Zaouia, notre démarche est empreinte de cette spiritualité: loin d’imiter ou de simuler, nous cherchons à invoquer. Nous nous engageons avec sérieux dans ce dialogue avec la nature, dans l’espoir qu’il nous abreuve de ses secrets. Dans Lfilas, nous envisageons la spiritualité comme une posture d’élève face à l’immensité, une invocation guidée par l’authenticité et le respect. »
- La culture visuelle marocaine dans le travail artistique:
«On entend souvent dire que les Marocains n’ont pas de goût pour l’art ou qu’ils ne le comprennent pas. Pour ma part, je rejette cette idée et en tiens plutôt les artistes responsables. Mes parents achètent des tapis, possèdent une collection de bijoux traditionnels, et ma grand-mère construisait des maisons en argile de ses propres mains. La société avait un lien profond avec l’art, mais un art appliqué, fonctionnel, qui répondait à des besoins pratiques. L’idée de l’art pour l’art, gratuit et détaché d’une utilité immédiate, n’était pas dans la culture. C’est pourquoi à mon sens, il comble aux artistes eux-mêmes d’éveiller ce goût, de contribuer à le façonner, à le reconstruire. (…) »
«Si l’on remonte aux années 40 ou 50, il suffisait de frapper à la porte d’un foyer marocain pour découvrir que l’intérieur de la maison reflétait parfaitement ses habitants. Du heurtoir à la porte jusqu’au plafond, en incluant la vaisselle, les tapis et les chaises, chaque objet leur ressemblait, leur appartenait, c’était là l’essence d’une identité visuelle. Aujourd’hui, une question se pose: nos maisons et les outils que nous utilisons nous ressemblent-ils encore? Bien que la mondialisation ait des répercussions, cette question est au cœur de la responsabilité culturelle, un devoir qui incombe à chacun et en particulier aux artistes. »
- Une création individuelle face à une pensée collective:
«Les écoles marocaines tendent à produire des étudiants aux profils, styles et orientations uniformes. Notre défi, au sein de Lfilas, et justement de dépasser cette uniformité, c’est d’ailleurs un point fondamental sur lequel repose notre dynamique collective. Chacun doit pouvoir exprimer sa propre vision. L’individu ne doit pas se dissoudre dans le groupe. Cette diversité, qui fait la force de Lfilas, découle d’une tradition culturelle marocaine: dans nos villages, le Raïs, le paysan ou encore le fqih, chacun occupe une place singulière marquée par un rôle et une personnalité distincts, tout en contribuant à l’harmonie collective.
Nous n’avons peut-être pas encore atteint cet idéal au sein de Lfilas, mais nous en sommes pleinement conscients, c’est pourquoi nous veillons à accueillir des profils variés, à faire place à des voies multiples, tout en adoptant une vision commune. C’est cette diversité qui nourrit et renforce notre engagement artistique et culturel. »
- Défis de Lfilas:
«(…) Un obstacle majeur auquel nous avons été confrontés est l’accès aux ressources pour alimenter une réflexion approfondie. La plupart des études disponibles proviennent d’orientalistes, et avec elles des visions biaisées du Maroc. Ces chercheurs décrivent souvent le pays comme une société refermée sur elle-même et figée dans le passé, des interprétations qui peinent à satisfaire une recherche authentique. Face à cette carence, la réponse est venue de la nature qui s’est imposée comme source d’inspiration et d’apprentissage, apportant des éléments vivants.
Pourtant le besoin de référence fiable persiste. Une collaboration entre artistes et chercheurs serait essentielle. Les artistes fournissent matières à réflexion, et les chercheurs pourraient, à leur tour, construire un corpus de ressources plus pertinent. Une synergie nécessaire pour dépasser les clichés et enrichir la recherche culturelle. Entre défis et résilience, l’effort se poursuit à la zaouia de Lfilas. »
Ainsi s’achève notre voyage au cœur de la Zaouia de Lfilas, un périple où nous avons exploré ses recoins et goûté un brin de sa -baraka-, car mieux vaut la constance en petites doses qu’une abondance éphémère. Ses contours nous sont apparus familiers, puisant abondamment dans le culturel commun. Elle s’enrichit de tous ses éléments pour les réimaginer dans un écrin nouveau, adapté aux rythmes du temps, rompant avec les conventions, mais tout en étant en harmonie avec le contexte. Nous percevons Lfilas, artistiquement, comme une création qui embrasse et s’imprègne de son environnement, insoumise aux diktats, guidée par la spontanéité et l’authenticité. Intellectuellement, c’est une zaouia qui s’affirme comme une reconquête identitaire qui explore le délaissé pour le recréer avec une vision novatrice et distincte, loin de tout excès ou chauvinisme. Enfin, Lfilas est une expérience imprégnée de spiritualité, un lien profond avec la nature et l’humain, à la fois.
Notre entretien avec les membres de Lfilas a couvert de nombreuses autres questions, dont nous avons choisi de présenter ici les plus importantes de manière concise. Par ailleurs, vous pouvez consulter l’intégralité de l’entretien, publié dans le catalogue dédié au collectif.
EL IMAME SOUMIA