Daif : « Ce livre appelle à la résistance culturelle »
Anas Daif est journaliste franco-marocain. Il a fondé un podcast qui s’appelle À l’intersection en 2019, en réponse aux discours racistes dans l’Hexagone. Il nous parle de son livre, Un jour je suis devenu arabe. Il est L’Invité de ENASS. Partie 1.

ENASS.ma : Vous êtes journaliste, franco-marocain, auteur. Si je vous demande de vous présenter pour le public marocain, comment vous allez vous présenter ?
Anas Daif : Je suis journaliste spécialisé sur les questions de discrimination raciale en France.
Je travaille aussi en indépendant pour le service public et le groupe France Télévisions. J’ai 29 ans, bientôt 30. J’ai fondé un podcast qui s’appelle À l’intersection en 2019, juste avant d’entrer en école de journalisme, en réponse à des discours racistes qui pullulaient dans les médias et sur les réseaux sociaux.
Je l’ai continué jusqu’à l’année dernière. Actuellement, il est en pause parce que je viens de sortir un premier essai qui s’appelle Un jour je suis devenu arabe, justement sur le fait de grandir en tant qu’homme perçu comme arabe en France.
ENASS.ma : En parlant de ce votre premier livre, Un jour je suis devenu arabe, comme un doigt d’honneur. Un doigt d’honneur vers qui et pourquoi ?
Ce livre est un doigt d’honneur pour les racistes, pour les personnes qui sont dans un délire d’assimilation et de gommage des cultures qui ne sont pas européennes.
A.D : Un doigt d’honneur pour les racistes, pour les personnes qui sont dans un délire d’assimilation et de gommage des cultures qui ne sont pas européennes. Quand on grandit en France, on nous dit qu’il faut absolument s’assimiler, qu’il faut absolument s’intégrer, quitte à renier complètement son héritage. Ce livre appelle à la résistance culturelle face à ces discours, à ces délires identitaires qui pensent la France qu’à travers un seul prisme, celui de la blanchité et de la blancheur. C’est vraiment revenir aux bases, apprendre et réapprendre à aimer ses cultures et ses identités multiples.
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Ce livre appelle à la résistance culturelle face à ces discours, à ces délires identitaires qui pensent la France qu’à travers un seul prisme, celui de la blanchité et de la blancheur.
Vous vous définissez comme arabe, queer, musulman et français. Dans ce patchwork identitaire, comment se retrouver dans ces identités multiples ? Quel était votre cheminement pour se retrouver dans ce patchwork ?
A.D : Mon cheminement a été jonché de violences symboliques parce que quand j’étais plus jeune, je n’avais pas de modèle de personne qui était arabe et queer à la fois. Pour moi, la queerness, l’homosexualité, le fait de faire partie de la communauté LGBT, c’était un truc de blanc. Pour eux, j’étais une anomalie. Tout ce que je voyais à la télé, c’étaient des couples homosexuels blancs.
Pour moi, c’était impensable de pouvoir faire un jour mon coming out. Quand j’étais plus jeune, quand j’étais au collège par exemple, on me rappelait constamment à cette homosexualité supposée à l’époque. On me disait « mais t’es trop efféminé, est-ce ne que t’es pas pédé, espèce de pédé, sale pédé », je l’entendais à chaque fois quand j’étais plus jeune.
En grandissant, grâce à mes lectures, grâce à mon père aussi qui m’a sauvé la vie, j’ai su que je n’étais pas anormal.
Ce mot « pédé » a plus ou moins forgé l’image que j’avais de l’homosexualité comme quelque chose qui n’était pas naturel. Et qui était d’autant moins naturel parce que j’étais arabe et que ça n’existait pas chez nous. Finalement, en grandissant, grâce à mes lectures, grâce à Internet, grâce à mon père aussi qui m’a sauvé la vie, j’ai su que je n’étais pas anormal.
J’ai commencé petit à petit à embrasser, câliner ces identités multiples. Là, c’est passé quand même par un séjour en psychiatrie, par une tentative de suicide que je raconte dans l’essai. Mais malheureusement, il m’a fallu ça pour justement me rendre compte que j’étais normal, que je devais me battre pour qu’on m’accepte entièrement.
Et surtout, que mon travail devait servir à ce que des jeunes qui sont dans mon cas ne se retrouvent pas dans la même situation que moi. J’aimerais bien leur mâcher le travail.
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ENASS.ma : Aujourd’hui, votre livre en parle, il y a un effacement des questions de classe populaire et des classes ouvrières en France et la montée des questions identitaires, identitaires ethniques, ethno-raciales, mais aussi identités de genre, identités sexuelles. Pour quelles raisons et de quelle manière cet effacement des classes populaires se traduisent avec un virage pour parler plutôt parler des « arabes » et des « musulmans », que de parler des ouvriers et leurs conditions ?
A.D : Parce que pendant longtemps, la question de la classe a plus ou moins effacé la question de la race en France. Donc, on a pensé la population strictement en catégorie ouvrière, artisan, classe populaire, habitant de la banlieue.
Mais on ne s’est pas rendu compte qu’il fallait ajouter le prisme racial. C’est là où l’intersectionnalité est venue et a montré que finalement, classe, race, genre, orientation sexuelle communiquaient entre elles et en plus de ça, elles interagissaient totalement. Et on s’est retrouvé avec un retard sur la question raciale en France.
Je crois que la première personne qui a parlé du terme personnes racisées, c’est Colette Guillaumin dans les années 70. Je pense qu’aujourd’hui, il y a énormément de personnes non-blanches, de personnes racisées qui se rendent compte qu’elles ne sont pas discriminées qu’à travers le prisme de la classe, mais aussi à travers le prisme de la race. Aujourd’hui, il y a énormément en France de statistiques qui existent, qui montrent qu’un homme arabe, par exemple, ou un homme noir à 20 fois plus de risques de se faire contrôler par la police, que les noms de famille à consonance maghrébine ou afrodescendante faisaient face à des discriminations au logement, des discriminations à l’emploi, et qu’on ne pouvait pas seulement utiliser la classe sociale pour analyser ces discriminations-là. Et qu’il fallait rajouter la question raciale. Donc là, on essaye de rattraper le temps qu’on a perdu là-dessus pour offrir des analyses, des dynamiques de discrimination qu’on ne connaissait pas autant qu’aujourd’hui.
Votre podcast a beaucoup de succès. Quelles sont les personnes qui vous écoutent ? Est-ce que ce sont des personnes racisées, ou est-ce que c’est un grand public ? Est-ce que ce podcast a eu des échos auprès de ces populations à qui tu t’adresses ?
A.D : Le podcast est principalement écouté par les personnes concernées, donc les personnes arabes, noires, asiatiques, mais il y a aussi beaucoup de personnes qui ne sont pas du tout enfants d’immigrés issus de pays anciennement colonisés par la France qui l’écoutent, je le vois, parce que je reçois énormément de commentaires de personnes qui me remercient d’effectuer ce travail de déconstruction.
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Donc, il commence de plus en plus à toucher d’autres publics, mais ça reste quand même des publics convaincus, malheureusement. J’ai l’impression de prêcher des convaincus encore aujourd’hui. Je n’ai pas, jusqu’à ce jour, eu de personnes qui me disent « Moi, je viens d’un milieu franco-français, bourgeois, de droite, et j’ai été convaincu par ce que vous m’avez dit ». Au contraire, ce sont ces personnes-là qui viennent m’attaquer.
Donc, j’essaye d’aller un peu sur tous les fronts, notamment à travers les réseaux sociaux, mais encore une fois, sur les réseaux sociaux, il y a l’algorithme qui fait qu’on se retrouve face à des contenus qui nous convainquent déjà. En fait, on est dans des bulles de confirmation. Donc, mon travail, finalement, face à toutes ces difficultés-là, ça a été d’éduquer les miens sur les questions de racisme et leur montrer que le racisme existe, qu’il y a des dynamiques de discrimination, et que j’ai voulu aussi leur donner des clés de compréhension.
Je me dis « Bon, tant qu’on est ensemble et qu’on n’arrive pas vraiment à sortir de ces bulles algorithmiques, restons ensemble, et du coup, on est ensemble pour comprendre que ce n’est pas, nous, le problème, finalement ».
ENASS.ma : L’image que renvoie la France aujourd’hui, c’est un pays, en tout cas, c’est l’image médiatique qu’on a depuis le Maroc, c’est un pays où le vivre ensemble est miné, où la place pour les personnes racisées, issues de l’immigration, originaires de l’immigration, dont les parents sont originaires de l’immigration, devient invivable, en fait, pour ces personnes. Il y a un livre qui s’appelle « La France, on l’aime, on la quitte ». Est-ce que c’est une image juste médiatique construite, ou bien c’est une réalité pour ces personnes aujourd’hui ? Est-ce que le pays devient invivable ?
On va dire que l’invivabilité de la France ne date pas d’hier, mais qu’on s’en rend compte aujourd’hui.
On va dire que l’invivabilité de ce pays ne date pas d’hier, mais qu’on s’en rend compte aujourd’hui, parce qu’on a de plus en plus d’outils d’analyse. Mais c’est vrai que ça fait quand même au moins depuis 10-15 ans qu’être une personne racisée en France, c’est encore plus difficile qu’avant.
Les discours racistes pullulent de partout, que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans la rue. Les remarques racistes aussi. Dans le livre, je cite un exemple.
Après les attentats du 13 novembre, c’était un vendredi 13, le samedi 14, toutes les bibliothèques à Paris sont fermées. Donc je vais réviser dans un café, puisque j’avais des examens. Quand j’arrive à la caisse, le serveur me demande s’il y a une boum dans mon sac.
Deux jours après, une camarade de classe de ma sœur lui demande si c’était son père ou son oncle qui avaient commis l’attentat. Et en fait, c’est comme ça constamment pour les personnes racisées en France, qui plus est les personnes perçues comme musulmanes, les personnes arabes et noires. Les crimes racistes montent en flèche encore aujourd’hui.
Le défenseur des droits en France n’a jamais eu autant de signalements pour discrimination raciale. C’est très compliqué, c’est pour ça que je comprends qu’il y ait des Français d’origine étrangère qui quittent la France pour aller soit dans un pays anglophone où le fascisme monte aussi, mais on a l’impression que c’est mieux, soit qui décident de rentrer dans leur pays d’origine, parce que c’est un mécanisme de survie. Oui, il y a cette question-là de si tu rentres dans ton pays d’origine ou que tu vas à l’étranger pour quitter la France parce que c’est invivable, tu as ce privilège-là et tu laisses des gens lutter seuls ou des gens souffrir seuls en France.
Mais j’ai envie de dire que si c’est la seule solution qu’on trouve, fuir, il faut le faire parce que sinon on ne pourra pas vivre. On ne pourra pas vivre en France. C’est une victoire de l’extrême droite.
Malheureusement, quand on est dans des situations de vie ou de mort, on ne pense plus forcément à la victoire d’eux ou à la défaite d’eux, mais on pense plus à se sauver, prendre ses valises et partir pour survivre autre part. Aujourd’hui, sur le plan politique, est-ce que l’extrême droite est au pouvoir ? Est-ce qu’il y a quelque chose d’inévitable ? Je ne saurais pas dire si aujourd’hui c’est inévitable, mais c’est un gros risque. On a vu aux dernières élections législatives anticipées après la dissolution de l’Assemblée nationale en France les scores de l’extrême droite, 143 sièges.
Ça n’était jamais arrivé dans l’histoire contemporaine en France. La dernière fois qu’on a eu autant de personnalités d’extrême droite au pouvoir, c’était pendant la Seconde Guerre mondiale et quand la France était sous le contrôle de l’Allemagne nazie. Donc, il y a un shift qui se passe. Ce n’est pas qu’en France, c’est en Europe en général, c’est en Italie. On a eu Giorgia Meloni, c’est en Allemagne actuellement. Il y a quelque chose qui se passe.
Il y a aussi une forte réponse de la gauche et de l’extrême gauche, mais malheureusement aujourd’hui, ce qu’on n’a pas de notre côté, ce sont les médias. Par exemple, les médias comme CNews ont une caisse de résonance énorme. Et nous, on n’a pas de médias qui soient de notre côté.
Généralement, dès qu’une déclaration de l’extrême gauche ou de militants antiracistes, ou peu importe, passe à la télé, c’est tout de suite pour la décortiquer et la déconstruire. Donc, j’ai envie de dire que le risque est là. Il nous reste deux ans.
Peut-être qu’on pourra réussir à renverser la tendance et avoir un candidat ou un président ou une présidente dans la même veine que Macron. Ce sera sauver les meubles. Macron a une stratégie fasciste et des discours identitaires qui ont peu envie aujourd’hui à l’extrême droite.
C’est certain, c’est lui-même qui leur a déroulé le tapis, j’ai envie de dire.
A suivre Partie 2 :
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