Daif : « Le France, le Maroc et mes identités »
Anas Daif est journaliste franco-marocain. Il a fondé un podcast qui s’appelle À l’intersection en 2019, en réponse aux discours racistes dans l’Hexagone. Il nous parle de son livre, Un jour je suis devenu arabe. Il est L’Invité de ENASS. Partie 2.

ENASS.ma : Si je veux être un peu l’avocat du diable, je dirais que la génération de la troisième et la quatrième génération d’immigrants, de fils d’immigrants, se drape quelque part aussi dans un rôle de victime, dans un contexte, dans un pays en France, si on prend le cas français où c’est un pays développé, où il y a les moyens, où il y a un Etat de droit qui continue plus ou moins à ne pas avoir un statut de victime aussi, ce n’est pas un rôle confortable ?
A.D : J’aurais voulu que ce soit un rôle confortable, mais ce n’est pas le cas, parce qu’on nous lance souvent cet argument de la victimisation, de discours victimaire, mais finalement ce terme-là de statut de victime, de victimisation, pour moi c’est une stratégie de la classe dominante, de la suprématie blanche et de la blanchité, pour ne pas pointer du doigt les vrais problèmes et le racisme systémique qui existe en France. J’avais cité tout à l’heure, il y a des statistiques sur le contrôle au faciès, sur la discrimination au logement, sur la discrimination à l’emploi, on peut encore aller plus loin en disant que la majorité des personnes qui meurent entre les mains de la police, ce sont des personnes noires et arabes.
Si on remonte à plusieurs décennies pendant les vagues d’immigration post-coloniale, quand la France ramenait des Africains notamment pour aider à reconstruire, elle les mettait dans des HLM, des grands ensembles qui étaient complètement isolés de la ville, ils restaient là-bas. Il y a eu un processus de ghettoïsation qui s’est créé, on a fermé toutes les opportunités, on a mis peu de moyens dans les écoles de ces quartiers-là et finalement on s’est retrouvé avec des jeunes issus de l’immigration qui avaient peu d’opportunités, peu de moyens d’ascension sociale. On nous a balancé la méritocratie comme étant l’alpha et l’oméga de la République française avec cette idée de si on travaille bien à l’école on va y réussir mais il y a de la discrimination aussi dans les entrées d’école, dans les classes préparatoires, dans la formation des lycéens issus de quartiers qui sont peuplés en grande majorité par des personnes noires et arabes donc finalement le système est contre ces personnes-là.
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Il y a une grande majorité qui se retrouve sans emploi, une minorité qui finit dans la délinquance, tout ça fait partie d’un même continuum inégalitaire et un continuum colonial finalement et c’est pour ça que j’ai du mal moi avec le terme de victimisation parce que quand bien même une personne racisée en France fait tous les efforts qu’elle peut, elle arrivera rarement là où on ne l’attend pas. Moi par exemple je suis aujourd’hui journaliste, je suis payé pour, je travaille dans un grand média français mais on n’est pas beaucoup, on n’est pas beaucoup, on est juste parfois perçus comme des tokens, de la poudre aux yeux, des petits exemples comme ça pour dire que voilà si quand on veut on peut mais non moi je suis juste un bug dans la matrice et ces personnes-là ne sont pas accompagnées, n’ont pas les moyens de réussir autant que des personnes issues de la classe bourgeoise ou des personnes blanches issues de ces classes-là.
ENASS.ma : Est-ce que vous avez pensé à un moment de quitter aussi la France pour un autre pays ?
J’y pense tous les jours, j’y pense tous les jours. J’ai pensé d’abord aux Etats-Unis par exemple, New York, j’ai pensé à l’Angleterre, j’ai pensé aux Pays-Bas. Quand je me suis renseigné sur ces pays-là je me suis rendu compte en fait que finalement l’herbe n’était pas plus verte ailleurs et j’ai commencé à penser au Maroc. Je ne sais pas encore actuellement si je vais m’installer ici, je ne sais pas si je vais rester en France mais cette question de quitter la France est là constamment. Pour moi et pour beaucoup, ça se jouera beaucoup en 2027 et surtout à l’issue des résultats des Présidentielles parce que si l’extrême droite arrive au pouvoir je ne sais pas si on restera tous. Est-ce qu’une élection de l’extrême droite ne va pas précipiter le départ que ce soit le mien ou celui d’autres amis ? Je me pose la question.
Pour moi et pour beaucoup, ça se jouera beaucoup en 2027 et surtout à l’issue des résultats des Présidentielles.
Et le rapport que vous avez avec le pays de vos origines, de vos parents, le Maroc, vous en parlez dans le livre, quelle est la nature de ce rapport ?
Le rapport que j’ai avec le Maroc ça a été longtemps plutôt un rapport un peu de frustration parce que je n’avais pas l’impression de connaître ce pays comme je devais le connaître. J’ai grandi en France mais j’ai passé tous mes étés au Maroc. Les deux mois on allait en voiture au début voilà avec les cadeaux pour la famille et compagnie.
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Le rapport que j’ai avec le Maroc ça a été longtemps plutôt un rapport un peu de frustration parce que je n’avais pas l’impression de connaître ce pays.
Puis, on a commencé à venir en avion et parfois je faisais deux mois, deux mois et demi, trois mois mais je restais toujours en famille. J’étais un peu couvé comme si on essayait de protéger le « petit occidental » alors que moi je voulais découvrir ce Maroc là mais je le connaissais qu’à travers le prisme des vacances et dans le livre je dis qu’à un moment ma tante me dit que le Maroc c’est pas que la plage et « Raibi Jamila » (yaourt célèbre au Maroc) . Cette phrase m’a marqué et j’avais vraiment une image très figée du Maroc.
Et comment ce rapport a-t-il évolué ?
Avec le recul, je me rends compte que j’avais intériorisé des biais coloniaux et racistes sur mon propre pays.
Avec le recul, je me rends compte que j’avais intériorisé des biais coloniaux et racistes sur mon propre pays et j’avais cette image fantasmée de mon pays d’origine que beaucoup d’enfants d’immigrés marocains ont finalement sur le pays. Mon rapport au Maroc aujourd’hui est beaucoup plus apaisé dans le sens où j’apprends à le connaître tous les jours avec humilité.
Dans le livre je dis que malgré tout je me considérais toujours plus français que marocain, pas dans le sens où j’ai honte de mon pays mais plus dans le sens d’une posture qui est humble. Je ne le connais pas comment je peux me considérer comme Marocain si même si je parle de Darija, je n’ai pas les références culturelles, je ne partage pas l’imaginaire collectif marocain. Il y a beaucoup de choses que j’ai encore à apprendre avant de me considérer totalement comme marocain.
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ENASS.ma : Une question par rapport à l’écriture, vous en parlez. Votre texte, c’est une écriture sur l’intime. Qu’est-ce que ça vous a apporté l’expérience de l’écriture ?
Ce livre c’était une expérience thérapeutique.
C’était une expérience thérapeutique. Ce livre je l’avais pensé comme un guide de survie pour personnes racisées en France avec des chapitres, avec des exemples comment : « comment réagir à une insulte raciste », « qu’est-ce qu’on pourrait répondre si on nous dit mais tu viens ». C’était à la base très pragmatique et finalement en commençant à l’écrire je me suis rendu compte que, et grâce à mes éditeurs aussi, que j’avais une expérience qu’il fallait que je raconte sauf que mon syndrome de l’imposteur à ce moment-là était beaucoup trop fort pour me dire que j’étais légitime pour le raconter donc j’ai commencé à répertorier plus ou moins déjà tout le racisme et l’homophobie que j’ai vécu mais aussi j’ai commencé à effectuer une introspection sur mon rapport à mon identité française, mon identité marocaine, mon identité d’arabe de France. J’ai commencé à me demander aussi où était vraiment ma place parce que c’était une question moi qui m’a toujours, c’est une question qui toujours pas empêché de dormir mais presque voilà et en écrivant en faisant des recherches que ce soit des recherches sociologiques ou même des recherches de culture populaire j’ai réussi à mettre des mots sur la personne que j’étais, sur les mécanismes de racisme intériorisé que j’ai pu avoir, sur le fait que quand on me renvoie à une altérité alors que je suis français et qu’on me renvoie à un autre c’est pas de ma faute et c’est pas de mon ressort c’est de la faute de l’autre et que je devais jamais laisser quelqu’un me définir et je devais jamais me laisser me définir moi-même à travers le regard de quelqu’un d’autre et c’est en ce sens que l’écriture a été thérapeutique parce que j’ai pu trouver des réponses à des questions et en fait j’espère que cette thérapie sera collective aussi et que ce livre permettra des personnes dans mon cas mais pas que évidemment mais d’avoir des pistes de réflexion et de se retrouver dans ce livre.
J’ai commencé à répertorier plus ou moins déjà tout le racisme et l’homophobie que j’ai vécu.
ENASS.ma : Vous avez fait une tournée des Instituts français au Maroc. Qu’est-ce que vous gardez de ces rencontres avec le public ?
J’ai commencé à effectuer une introspection sur mon rapport à mon identité française, mon identité marocaine, mon identité d’arabe de France.
A.D : C’était un défi dans le sens, il fallait que je raconte mon parcours et que je raconte mon livre de façon simple sans non plus infantiliser les apprenants de langue jeunes et les paternaliser et les prendre pour des imbéciles parce que c’est loin le cas. Cette expérience m’a permis de me forcer à vulgariser mon travail parce que souvent quand je me retrouve dans des interviews des conférences c’est très facile de parler de concepts sociologiques et académiques sans les expliquer et là j’ai dû me poser face à des personnes qui connaissent pas forcément des termes comme « intersectionnalité », « misogynie » et juste l’expliquer de façon claire simple et concise et ça s’est pas révélé être aussi facile que ce que je pensais et ça m’a forcé à l’humilité et à me dire que si je sais pas m’adresser à tous les publics c’est que mon travail est mal fait.
J’ai commencé à effectuer une introspection sur mon rapport à mon identité française, mon identité marocaine, mon identité d’arabe de France.
ENASS.ma : Une dernière question c’est quoi vos prochains projets ?
A.D : Mes prochains projets sont autour de littérature. J’ai envie d’investir la littérature. J’ai commencé à écrire je ne sais pas ce que ça va donner mais une romance mais évidemment ce sera une romance politique parce que sinon ce n’est pas drôle (rires) il faut que ce soit bien compliqué. J’aimerais bien aussi continuer à investir le terrain de la poésie parce que c’est quelque chose que je fais depuis une dizaine d’années et j’ai commencé à présenter mes poèmes publiquement l’année dernière.
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Extraits d’interview.