Les effets psychologiques de la privation du droit de circuler
ENASS.ma publie l’article du chercheur tunisien Wael Garnaoui* : « Le temps politique et les traumatismes de l’(im)mobilité », une publication de la Fondation Rosa Luxembourg (RLS), Afrique du nord. Nos remerciements à l’auteur et à la RLS Tunisie pour le partage de cet article. Partie 3.


– Wael Garnaoui, Psychanalyste et maître-assistant à l’Université de Sousse
L’entretien révèle un impact psychologique profond sur la famille suite aux quatre refus de visas, illustrant un véritable traumatisme de l’immobilité. Les manifestations symptomatiques de ce traumatisme sont diverses et touchent aussi bien la mère que le père, dévoilant une réalité complexe et douloureuse.
L’entretien révèle un impact psychologique profond sur la famille suite aux quatre refus de visas, illustrant un véritable traumatisme de l’immobilité.
La mère exprime une détresse psychologique persistante, caractérisée par l’insomnie, l’angoisse et des crises d’anxiété. Ses symptômes sont exacerbés la nuit, où elle ressent une douleur au cœur, hantée par des pensées incessantes concernant son fils et sa petite-fille. Les cauchemars font également partie intégrante de son vécu, avec des rêves liés à la mort de sa mère, reflétant une peur profonde de la perte d’un être cher.
Le père, bien que déterminé à anticiper le refus, ressent également des symptômes psychologiques. Il exprime une colère envers lui-même, envers le système, et évoque une honte ressentie comme si le rejet du visa était une marque d’infamie. La colère se mêle à un sentiment d’injustice, soulignant la disparité entre les Français⋅es qui circulent librement et leur parcours jonché d’obstacles.
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La tension au sein du foyer est palpable, illustrée par les disputes fréquentes entre les parents avec des renvois de responsabilités. Les relations sociales se détériorent, et l’argent dépensé sans résultats tangibles accentue le stress au sein du couple. Le père ressent la nécessité d’occulter les détails de ces échecs lorsqu’il en discute avec ses collègues, soulignant la stigmatisation et la honte associées aux refus de visa.
Le traumatisme de l’immobilité engendre également une fuite vers le virtuel, où la communication entre la mère et Hassen se limite à des conseils verbaux.
Le traumatisme de l’immobilité engendre également une fuite vers le virtuel, où la communication entre la mère et Hassen se limite à des conseils verbaux, remplaçant difficilement la présence physique souhaitée lors d’événements cruciaux. Cette quête d’une alternative virtuelle souligne le vide créé par l’impossibilité de se réunir physiquement.
Cette quête d’une alternative virtuelle souligne le vide créé par l’impossibilité de se réunir physiquement.
Les symptômes observés vont au-delà du stress financier et des obstacles pratiques, touchent profondément l’état émotionnel des membres de la famille et génèrent une souffrance psychologique persistante et complexe. Ce récit met en lumière les conséquences souvent méconnues et sous-estimées des politiques de visa sur le bien-être mental des individus et de leurs familles.
Ce récit met en lumière les conséquences souvent méconnues et sous-estimées des politiques de visa sur le bien-être mental des individus et de leurs familles.
La privation du droit de circuler peut provoquer une blessure psychique difficilement cicatrisable, une inhibition, une vie freinée, et un malaise permanent chez celles et ceux qui se sentent empêché⋅es. Je nomme toutes ces manifestations symptomatiques le « traumatisme de l’immobilité ». Cette analyse socio-psychologique met en lumière les effets dévastateurs des politiques de visa sur le bien-être mental, soulignant que le refus de visa peut transcender la sphère administrative pour devenir une véritable fracture existentielle, qui marque toute une génération de jeunes Tunisien⋅nes d’une empreinte indélébile1.
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La privation du droit de circuler peut provoquer une blessure psychique difficilement cicatrisable, une inhibition, une vie freinée, et un malaise permanent chez celles et ceux qui se sentent empêché⋅es.
Bien loin de relever d’un droit neutre, le dispositif bureaucratique des visas paraît in fine relever de l’arbitraire le plus total, ce qui se vérifie par le fait que même les personnes dotées d’un ensemble de privilèges les situant à un niveau élevé de la hiérarchie sociale peuvent se voir refuser un visa, sans aucune raison. Une instance de gestion du prétendu risque migratoire, entièrement livrée à l’arbitraire, à une décision « à la tête du client », voilà ce qu’est en dernière analyse le dispositif des visas. On comprend dès lors que la plupart des demandeur⋅euses de visas ne puissent franchir la porte d’entrée d’un consulat ou d’une ambassade sans une bonne dose d’angoisse et de doute…
Lorsque le/la demandeur⋅euse de visa reçoit son passeport au centre de visas TLS Contact, ce dernier mentionne la décision consulaire de refus d’un visa. Le plus souvent, c’est le « fameux » Motif 9 qui est invoqué, sous la forme suivante : « Votre volonté de quitter le territoire des États membres avant l’expiration du visa n’a pas pu être établie », signe qu’aux yeux des services consulaires le candidat au voyage risque de prolonger son séjour et de demeurer irrégulièrement dans un pays européen après l’expiration de son visa, les documents qu’il a produits ne garantissant pas aux yeux de l’administration sa volonté de retour et son « attache » au pays d’origine.
Étant persuadés d’avance que la volonté ne peut être que « mauvaise », en l’occurrence que le désir de voyager ne peut avoir d’autre but que de profiter des privilèges du pays de destination, la réponse des consulats ne fera que confirmer leur idée préconçue que les demandeur⋅euses de visas sont imprévisibles, dépourvu⋅es de sincérité et incapables de contrôler leurs propres actions.
En d’autres termes, refuser un visa aux candidat⋅es qui remplissent toutes les conditions objectives signifie que les autorités consulaires portent un diagnostic, se livrent à une interprétation sauvage du désir inconscient de la personne qui souhaite voyager. Elles font d’elle un⋅e « migrant⋅e clandestin⋅e potentiel⋅le » incapable de « bonne » volonté. Le voyage devient une affaire d’administration, de jugement moral aléatoire dépendant de critères de sélection et du jugement du personnel des guichets.2 Résultat : un⋅e candidat⋅e dont la demande est rejetée peut se sentir relégué⋅e dans la catégorie des personnes souffrant d’un trouble de volonté, d’une sorte d’aboulie, d’une privation de sa propre volonté. En psychologisant la volonté du/de la candidat⋅e au voyage, les services consulaires se mettent sans le savoir au diapason des abus commis par les institutions psychiatriques lorsqu’elles s’empressent de porter un diagnostic (et de prescrire le traitement correspondant) plutôt que de prendre le temps pour écouter le/la malade dans ce qu’il/elle peut avoir de singulier, d’irréductible à un simple item du Manuel des maladies psychiques (DSM). Peu leur chaut que la liberté de circulation ou la mobilité fassent partie des capacités « normales » du Moi (la pulsion viatorique). Peu leur importe que le rejet d’une demande de visa ait pour conséquence une « limitation fonctionnelle du Moi » du sujet éconduit, que ce dernier sorte du consulat affublé d’un « Moi inhibé », limité par une « barrière à sa sphère d’action », et au bout du compte comme un « agent empêché »3. Un effet de sevrage de mobilité, de l’ailleurs, des liens familiaux et amicaux jaillit alors chez les personnes inhibées, et bloque ainsi le développement naturel de leurs relations humaines. Une interdiction de rejoindre leur fils, de l’accès au « monde civilisé » et une punition de rester enfermé⋅es en Tunisie.
La question financière n’est pas anodine, car il s’agit de dispositifs aux allures souverainistes et frontalières, qui tirent en réalité profit des fantasmes et des espoirs de gens aspirant à améliorer leur condition ou à décharger leur pulsion viatorique. Plusieurs personnes victimes des politiques migratoires évoquent la « rapine et le vol » des dispositifs de visas, pas seulement, du reste, de ceux de leur pays d’origine, ceux des pays d’accueil n’étant bien souvent pas en reste quant à la logique mercantile des dispositifs de gestion migratoire. Un nouveau business alimenté par les politiques de contrôle des mobilités qui attirent les désirs « viatoriques » des voyageur⋅euses et des migrant⋅es tout en intégrant ces flux humains dans les structures économiques capitalistes.
- Le cas de Ayoub illustre très bien la situation de la jeunesse tunisienne traumatisée par cet interdiction d’avoir un visa pour rejoindre sa famille. Le prénom d’Ayoub a inspiré son histoire, tout comme la patience du prophète Ayoub, celui qui ne perd pas espoir face aux difficultés de la vie. Son seul péché est d’être né dans son pays natal, ce qui l’a fait grandir loin de ses parents. Avant sa naissance, ses parents vivaient en Italie, où leur premier fils est né. En 2011, ils ont décidé de retourner dans leur pays pour y créer un projet, anticipant une amélioration post-révolutionnaire de la situation. Pendant ce temps, la mère, enceinte pour la seconde fois, a préféré accoucher près de sa famille en 2012, après avoir déjà vécu la difficulté d’un premier accouchement loin des siens. La situation ne s’est pas améliorée en Tunisie. Au contraire, les obstacles étaient nombreux pour s’implanter et réussir le projet. Le père a alors décidé de retourner en Europe pour tenter à nouveau d’y travailler et de créer un avenir meilleur. Cette fois, il s’est rendu en France, où les opportunités d’emploi semblaient plus prometteuses, bien que ses papiers et sa carte de séjour proviennent d’Italie. Il a décidé de s’y installer, et sa femme et son fils aîné l’ont rejoint, laissant Ayoub en Tunisie avec ses grands-parents. Les parents ont tenté à plusieurs reprises d’effectuer des procédures de rattachement familial pour leur jeune fils, mais à chaque fois, des obstacles de la part de l’État français se sont présentés. Ils ont également tenté leur chance en Italie, mais l’affaire n’a pas abouti, et ils continuent d’essayer jusqu’à ce jour. Ayoub, âgé de 11 ans, a pour seul passe-temps la natation, comprenant que la mer est le seul obstacle entre lui et sa famille lorsqu’il examine une carte géographique. C’est pourquoi il a commencé à nager, croyant pouvoir surmonter cet obstacle et se lançant ainsi un défi pour rejoindre l’autre côté.
↩︎ - Sur les relations dans les guichets et les critères de sélection, voir dans un contexte différent Vincent Dubois, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Economica, 2008.
↩︎ - Paul Laurent Assoun, « La jouissance entravée. Psychanalyse du sujet empêché », conférence inédite, juin 2013, p. 55 : http://www.revue-conference.com/images/stories/ n36/CONF_36_PDF/ CONF_36_PDF_LA_
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