Une vie entravée

La demoiselle dahermoumou

Le dernier roman d’El Mostafa Bouignane raconte la vie brisée d’une jeune femme sous les années de plomb.

De nuit, elle s’appelle Nadia. De jour, dans la lumière de son passé, elle s’appelle Aïcha. La femme qui se prostitue la nuit se rappelle de la petite fille d’Ahermoumou qu’elle était. Elle rêvait d’être médecin ou ingénieure. D’elle, on disait : « Ah, cette Aïcha bent Lefqih, elle n’a pas d’égale pour ce qui est d’étudier ! ». « Mais le sort en avait décidé autrement ». La petite fille douée devient étudiante, mais les temps basculent et ne lui font connaître qu’adversité. Dans sa vie familiale, dans ses amours, dans ses projets.

Promesses trahies

Comment la petite histoire individuelle s’articule-t-elle à la grande histoire ? Tel est le point de départ du cinquième roman d’El Mostafa Bouignane, à qui l’on doit un très beau premier roman, La Porte de la chance (Marsam, 2006, prix Plaisir de lire du salon international du livre de Tanger). Ici, il explore comment les événements politiques influent sur les structures sociales. Ainsi, il choisit pour point de bascule le coup d’État manqué de Skhirat, en juillet 1971. Ahermoumou, où se trouvait l’école militaire, est renommé Ribat al-Khaïr. L’atmosphère étouffante des années de plomb s’installe. Le romancier évoque avec subtilité comment les pesanteurs des structures sociales ont été décuplées, permettant à un voyou de surveiller et racketter ses sœurs sous couvert de les protéger. Le récit lucide d’Aïcha retrace implacablement comment l’univers se rétrécit. La ville de Fès n’y apparaît que dans l’étroitesse d’une chambre d’étudiante surpeuplée, dans l’humiliation des jeunes couples par les policiers en quête de bakchich. « C’est le pays de dhen essir issir, graissez le lacet pour le faire passer » : la leçon de la prostituée embarquée avec l’étudiante dans la fourgonnette semble valoir plus que les diplômes.

El Mostafa Bouignane

El Mostafa Bouignane campe des personnages qui se brisent, qui tombent malades ou sombrent dans la folie à cause des coups du sort. Il y a un certain désespoir dans ce livre, où la déchéance du fait des drogues ou des humiliations semble être la seule voie possible quand les temps ne sont pas favorables à celles et ceux qui rêvent de liberté et de dignité. Pourtant, l’auteur nous fait entendre les rires des jeunes, la solidarité dans la misère et jusque dans la prison, les amitiés, l’amour, la tendresse. Les figures qui, comme Aïcha Chenna, ont choisi de se battre pour rendre moins dure l’existence des autres. Et l’espoir que porte la littérature. Même obligée de se prostituer, Aïcha reste fidèle à cette passion d’enfance, au point qu’on l’appelle l’qahba l’moutaqqafa, « la putain cultivée ». Donc, malgré tout, libre.

Et vous, vous lisez quoi ?

Kenza Sefrioui

La demoiselle d’Ahermoumou
El Mostafa Bouignane
Marsam, 188 p., 90 DH

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