24 juin : L’administration de la mort et des blessures
L’enquête proposée contribue à la compréhension du massacre effectué conjointement par les forces de l’ordre marocaine et espagnole, sur la frontière coloniale de Mlilya1 le 24 juin 2022, et qui a provoqué des dizaines de morts, de disparus et d’incarcérés ainsi que des centaines de blessés parmi les cibles de ce massacre : des exilés2 venus dans leur extrême majorité du Soudan et du Soudan du Sud3, aspirant à rejoindre l’Europe par précisément cette frontière terrestre. ENASS publie cette tribune*. Partie 2.
Par Samia Moucharik, chercheuse indépendante franco-marocaine
Comme déjà mentionné, le matériau permet d’établir que ce qui a eu lieu mérite bel et bien le qualificatif de « massacre » de façon documentée et concordante et en l’absence de preuves jugées irréfutables tels que des documents écrits et/ou sonores émanant des autorités. Par ailleurs, il le fait autant par les informations qu’il livre que par les doutes, les interrogations et les hypothèses qu’il soulève en toute légitimité et rationalité.
La chronique proposée ici ne vise pas tant le récit détaillé et exhaustif de ce qui a eu lieu que la mise au jour d’éléments saillants plaidant en faveur de la singularité du massacre. Mise en garde préalable, il est difficile d’échapper à une impression rétroactive, suscitée par la lecture du récit, d’être face à une mécanique qui s’est abattue sur les exilants de manière brutale, à la fois maîtrisée et incontrôlée. Cette impression doit pourtant laisser place à l’idée que ce massacre a été précipité par une suite de logiques à la fois immédiates et plus profondes, et par des décisions et des non-décisions effectuées aux différents niveaux de l’Etat ; ils auraient alors pris la forme d’ordres, et peut-être de contre-ordres, qui ont été traduits en actes et en gestes. L’invitation faite au service de l’enquête est de lire la chronique sans rechercher une intention, une préméditation, une planification, même si la tentation est forte. Il ne s’agit bien sûr pas de les écarter définitivement mais de laisser place à l’attention aux pratiques policières inédites qui se sont accumulées durant le massacre.
L’avant-massacre
La chronique du massacre ne commence pas avec lui au matin du 24 juin, mais quelques semaines auparavant avec la multiplication d’attaques policières massives contre le campement où s’est établi le groupe d’exilés noirs visés, celui de près de Selouane, d’existence plus récente et moins connue que celui de Gourougou où (sur)vivent des exilés venus majoritairement de pays francophones. Il réunit des Soudanais du Soudan et du Soudan du sud, des Tchadiens, des Ethiopiens pour citer les nationalités repérées par mes interlocuteurs. Sans doute pour des raisons de temps, ils ont fait remonter ces attaques aux jours précédents, mais grâce à une présence militante constante, l’Amdh Nador date le début de l’entreprise de harcèlement et de répression policiers au mois d’avril en comptabilisant cinq attaques successives. Il est notable que les campements font l’objet régulièrement de telles attaques visant à intimider, à éprouver psychiquement et physiquement avec des violences verbales et corporelles ainsi que des destructions de biens et de nourriture.4
Acune présence policière n’a été constatée qui aurait pu chercher à les dissuader de continuer à avancer, à les détourner, voire les arrêter.
Mais cette fois-ci, tant mes interlocuteurs, présents aux abords de Mlilya depuis quelques mois, que l’Amdh Nador notent un changement qualificatif dans cette répression avec des techniques inédites : l’engagement de différents corps policiers, d’un hélicoptère, l’emploi de bombes fumigènes nécessairement incendiaires dans une forêt, la présence de responsables de la hiérarchie policière et politique, et le recours à un ultimatum de 24 heures pour quitter le campement. A quoi, il faut ajouter, ce qui serait également inédit, l’interdiction faite aux commerçants de vendre de la nourriture et l’impossibilité d’avoir accès à de l’eau. La criminalisation des activités liées à la vie des exilés est courante, mais ici elle touche à la survie. Les « frappes 5», nom donné aux tentatives de passage, comme me l’ont appris mes interlocuteurs, peuvent éventuellement s’effectuer dans un climat policier plus tendu, mais elles supposent une préparation longue de plusieurs semaines au moins, aussi bien organisationnelle, physique que psychique. Ce jour-là, les 800 personnes dont 4 femmes6 – selon le décompte de mes interlocuteurs – ont fui, terrorisés, épuisés par le manque de sommeil, d’hydratation, d’alimentation, dépourvus de tout. Mes interlocuteurs racontent bien le départ précipité aux premières heures du matin et qui découle de l’ultimatum couplé aux conditions qui rendent impossible leur présence après des mois passés dans ce camp. A cet égard qui est loin d’être anecdotique, le massacre du 24 juin se distingue des massacres précédents.
La séquence suivante à considérer est précisément cette fuite vers un des points de passage de la frontière de Mlilya, vers le lieu fatidique du fait de ses caractéristiques spatiales qui ont participé du massacre. Mes interlocuteurs ont attiré mon attention sur le trouble né de la facilité avec laquelle les exilés ont rejoint ce lieu. En effet, aucune présence policière n’a été constatée qui aurait pu chercher à les dissuader de continuer à avancer, à les détourner, voire les arrêter. L’Amdh partage ce trouble en rappelant la présence d’une caserne des Forces Auxiliaires, corps policier sous régime militaire et impliqué dans la répression des exilés, peu éloignée du campement. Mes interlocuteurs évoquent la présence tout aussi troublante de nombreux fourgons stationnés le long de la route qu’ils empruntent, vides de toute présence policière, leur donnant la vive impression de servir de guides ou de balises sur le trajet à prendre. Les mots « embuscade », « guet-apens » surgissent immédiatement à l’esprit face à cette succession d’indices, auxquelles d’autres s’ajoutent. La route tracée à la fois par l’absence de policiers et la présence tout au long d’elle de véhicules policiers conduit ces hommes et ces quelques femmes directement au point de passage, baptisé du nom espagnol Bario Chino, qui présente pourtant un certain nombre de caractéristiques dissuadant le choix de ce lieu pour tenter un passage collectif. Il est assez resserré et sert habituellement au passage individuel, principalement de Marocaines faisant transiter des marchandises portées sur leur dos, et qui s’effectue par tourniquet dans le sens contraire, depuis le territoire occupé par l’Espagne. Ce lieu se présente comme un goulet d’étranglement, une souricière pour des centaines d’hommes terrorisés par des semaines de terreur et épuisés par le manque de sommeil et la faim. Outre la destination qui semble avoir été encouragée, il faut noter la présence anticipée et nombreuse de policiers qui attendaient le groupe. Détail loin d’être anecdotique, l’existence d’images filmées par la police de l’arrivée aux abords de la frontière laisse fortement envisager une attente organisée.
Il est possible d’invoquer l’usage d’un renfort de tactiques et de moyens pour faire « disparaître » ce groupe installé près de la frontière coloniale avec l’Espagne.
Encore une fois, le caractère prémédité du massacre ne doit pas accaparer l’attention et rendre prioritaire son élucidation. En revanche, il est possible d’invoquer l’usage d’un renfort de tactiques et de moyens pour faire « disparaître » ce groupe installé près de la frontière coloniale avec l’Espagne. Ce mot est volontairement choisi sans pour autant laisser entendre qu’il s’est agi de les tuer tous. Le choix n’a clairement pas été de les éloigner de la frontière, ce qui aurait supposé de procéder directement à des « refoulements » soit vers la frontière avec l’Algérie soit à l’intérieur du pays, et cela, même violement. L’hypothèse avancée le plus souvent, explicitement ou implicitement quant à ce choix de les attirer vers la frontière serait de démontrer par la preuve du retour à la collaboration active dans la défense des frontières avec l’Espagne, résultat et gage de l’amélioration des relations entre les deux Etats depuis le mois de mars de la même année. Cette hypothèse avancée par les journalistes et l’Amdh ne peut pas être écartée au titre d’explication circonstancielle, mais elle se désavoue elle-même comme explication principale au regard du massacre, et à l’ampleur de la violence. Autrement dit, elle peut tenir comme un des éléments du déclenchement de la séquence, mais pas à propos de son déroulement.
La séquence qui précède immédiatement le massacre, marquée donc par des attaques inouïes et le guet-apens, doit être connectée aux éléments inédits du massacre lui-même.
La séquence qui précède immédiatement le massacre, marquée donc par des attaques inouïes et le guet-apens, doit être connectée aux éléments inédits du massacre lui-même. En cela, les deux séquences font partie du même dispositif à analyser, en dépit encore une fois des incertitudes.
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Si je nomme cette séquence de la sorte, pour autant, je l’intègre dans le même dispositif « massacre » pour saisir ce qu’il y a à penser. Le massacre n’a pas lieu à l’occasion d’une tentative de franchissement collectif de la frontière, mais d’une opération de terreur conduisant à une fuite. Ainsi, le déploiement policier est nécessairement autre. Par ailleurs, l’objectif apparaît comme celui de faire « disparaître » ce campement ; ce mot ne signifie pas que la décision de tuer le plus grand nombre a été prise, mais que le déploiement n’a pas cherché à éviter un grand nombre de morts et de blessés. Encore une fois, il ne s’agit pas de comprendre cet « avant-massacre » rétrospectivement mais de rapporter ses caractéristiques à celles du massacre pendant son déroulement, dans la mesure où elles prennent du sens dans le même dispositif.
La singularité du massacre se signale dès son avant-immédiat mais elle éclate indiscutablement si l’on déroule le fil directeur que l’enquête s’est choisie : le traitement des corps des exilants noirs et donc la violence prodiguée contre eux.
La singularité du massacre se signale dès son avant-immédiat mais elle éclate indiscutablement si l’on déroule le fil directeur que l’enquête s’est choisie : le traitement des corps des exilants noirs et donc la violence prodiguée contre eux. Les caractéristiques inédites des formes et de l’intensité de la violence sont d’ailleurs soulignées par mes interlocuteurs, les deux journalistes et l’Amdh-Nador. Coexistant avec des pratiques policières habituelles de répression – aussi bien lors des deux massacres précédents7 que dans la répression quotidienne – trois procédés administrant la mort ou des blessures méritent d’être analysés. Cette analyse s’effectue dans des conditions qu’il s’agit de bien avoir en tête. Un an après, aucune enquête systématique et indépendante n’a été menée 8qui autoriserait le décompte des morts et des blessés et l’établissement de la nature exacte des blessures.
Un an après, aucune enquête systématique et indépendante n’a été menée qui autoriserait le décompte des morts et des blessés et l’établissement de la nature exacte des blessures.
La condamnation d’une telle enquête à ne jamais voir le jour participe pleinement de la mécanique de déshumanisation ou d’infériorisation9 qui continue à s’exercer sur les rescapés et sur les familles endeuillées. Ces morts ne méritent pas d’être comptés. Autre nombre inconnu, celui des hommes traqués et violentés. Mes interlocuteurs parlent de 800, quand les premières informations évoquaient 2000, puis des nombres plus réduits à 1200 ou 1500. Si je conviens de la difficulté d’un tel décompte, son défaut empêche d’apprécier l’ampleur de la violence en déterminant, même approximativement, la proportion de blessés et de morts.
Trois techniques d’administration de la mort et des blessures méritent notre attention, même si l’une d’entre elles se révèle prééminente, à savoir le tabassage confinant au lynchage, visant particulièrement la tête des hommes. Si ce ciblage n’a pas été (heureusement) systématique, il n’en est pas moins significatif. Il prend sens également en lien avec les deux autres méthodes que sont le recours au gaz lacrymogène dans des proportions intrigantes ainsi que l’abandon des blessés pendant de nombreuses et longues heures sans soins.
Commençons par l’usage du gaz par les policiers marocains et espagnols10. Envoyé en volume dans ce lieu exigu, il conduit incontestablement à la mort de beaucoup d’entre eux. Gazés, certains chuteront et/ou se feront écrasés. Ils ont vu des hommes ne pas réussir à boire de l’eau qui leur était tendue ou tout simplement à respirer. Les enquêtes journalistiques comme celle de l’Amdh pointent son usage massif et dangereux dans un tel lieu. Mes interlocuteurs apportent une autre précision sur le gaz lacrymogène, que je n’ai retrouvée dans aucune des lectures faites : le recours à deux types de gaz distinguables par leur couleur. Outre le gaz blanc, ils ont en vu un autre de couleur jaune qui leur apparaissait comme le plus nocif. Même en l’absence de confirmation, ne peut pas être totalement écartée l’idée que ces lieux de violence étatique se prêtent à l’emploi de nouvelles armes et/ou techniques. Si un doute peut être autorisé quant à la volonté de tuer par l’usage de gaz lacrymogène, son usage aussi massif dans un lieu aussi exigu laisse ouvert le doute. Mes interlocuteurs indiquent que des policiers masqués étaient tellement incommodés par le gaz, qu’ils devaient être régulièrement remplacés. Autre indice, Omar Naji, qui réussira à entrer dans la morgue de l’hôpital de Nador quelques instants, pourra voir certains corps ne présentent aucune trace de blessure.
L’autre technique de mise à mort, incontestablement directe cette fois-ci, est le tabassage confinant au lynchage.
L’autre technique de mise à mort, incontestablement directe cette fois-ci, est le tabassage confinant au lynchage. Les tabassages constituent une pratique habituelle de répression lors des tentatives de franchissements de frontière. Ils répondent immédiatement à l’imposition aux policiers d’un rapport de forces momentanément inversé grâce à la dimension collective des tentatives. Mais comme le rappellent mes interlocuteurs et la documentation existante, ces tabassages visent habituellement les membres inférieurs afin de rendre invalides pendant des semaines voire davantage les exilants noirs.11
D’ailleurs, les deux rescapés rencontrés étaient accompagnés d’un frère de condition, retenu à Khouribga par une blessure, encore non guérie à la cheville, infligée volontairement par des policiers lors de sa dernière tentative de passage à Mlilya. Mais lors du massacre, les têtes ont été volontairement ciblées.12
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C’est une chose de frapper et de tabasser, c’en est une autre que de viser cette partie du corps. La volonté de tuer est perceptible selon mes interlocuteurs comme ceux rencontrés par les deux journalistes. L’un d’eux reprendra le terme de « tasfyia » en arabe qui signifie élimination ou extermination. Le caractère significatif de ce type de tabassage soulève bien entendu la question des ordres et des consignes, explicites ou implicites, question classique lors de tels crimes massifs d’Etat. Si l’on se place plus précisément du côté des conditions pratiques de l’exécution du massacre, il est nécessaire de s’interroger sur la préparation mentale des policiers. Outre leur participation à la répression quotidienne contre les exilants, sans doute qu’une partie d’entre eux ont collaboré à l’entreprise de terreur précédant le 24 juin ou ont en assurément entendu parler. Même si elle ne peut être résolue sans le recours d’entretiens avec certains de ces policiers, cette question doit figurer dans l’analyse du massacre : qu’est-ce qui a armé les bras de ces policiers marocains13 ?L’un des ressorts principaux de cette violence policière tient dans l’anti-noirceur. Cette négrophobie policière marocaine relève de logiques historiques et sociales à laquelle s’entremêle la logique propre à cette institution engagée depuis plus de 20 ans dans cette répression quotidienne et multiforme contre les exilants noirs dans la région et dans tout le pays. Résultant donc de l’amalgame et de la sédimentation de discours et de pratiques relatifs à ladite « lutte contre l’immigration illégale », elle use d’une violence pouvant humilier, blesser, mutiler, voire, tuer des hommes noirs. Ces derniers sont en effet réduits à des corps devant être nécessairement soumis à cette violence ou bien fantasmés comme hyperviolents lorsqu’ils sont en groupe14.A ce propos, des exilants camerounais rencontrés pendant ce même séjour au Maroc m’avaient raconté l’obsession policière de la recherche de « meneurs » juste après la mise en échec d’une « frappe ». Cette figure hautement criminalisée est repérée notamment par une musculature développée15, rappelant que les policiers marocains envisagent leurs rapports avec les exilants noirs comme un face-à-face entre deux masculinités. Le massacre vient nous signifier combien les enjeux racistes s’inscrivent dans les corps, bien sûr dans ceux qui doivent être capturés et violentés, mais également dans ceux qui exercent la violence.
L’anti-noirceur s’est donc vue troublée, non par l’islamité mais par l’arabité manifestée par le partage de la langue.
C’est cette incorporation de l’anti-noirceur qui éclaire le déchainement de violence et sa brutalité. Mais cette volonté acharnée de tuer en visant les têtes indique que cette négrophobie routinière a été contrariée, laissant place à cette violence décuplée et exterminatrice. Indépendamment de l’existence ou non d’ordres précis, il me semble qu’un aspect passé sous silence16 et qui m’a été mentionné par mes interlocuteurs doit être avancé : des policiers ont prononcé le nom de « kouffar » qui signe une exclusion de la communauté musulmane. « Kouffar » a ainsi accompagné les coups tandis qu’il répondait aux récitations de la Chahada 17ou de versets coraniques effectuées en guise de protection face à la mort ou à son imminence. Il me semble que cette volonté soulignée de les exterminer trouve ici un de ses ressorts fondamentaux, mais à la condition de préciser que cette exclusion ne vise pas des noirs musulmans africains mais des noirs musulmans arabes18. En effet, le partage de la langue arabe – au-delà des variations entre la langue parlée au Soudan et celle au Maroc et du plurilinguisme en vigueur dans les deux pays – distingue aux yeux des policiers marocains les Soudanais des « Subsahariens » qui peuvent être aussi musulmans. Ces derniers ont pu également manifester leur islamité lors de moments d’extrême violence ou de terreur, par des récitations en arabe, en guise de renforts contre la violence mortifère en vue d’atténuer cette violence. Mais concernant les Soudanais, il est à penser que l’effet ait été inversé du fait qu’ils soient arabophones. Sans doute ont-ils parlé en arabe entre eux ou en s’adressant aux policiers. L’anti-noirceur s’est donc vue troublée, non par l’islamité mais par l’arabité manifestée par le partage de la langue. Cette hypothèse est fondée sur le fait historique que la négrophobie marocaine/maghrébine a pu lier la noirceur à l’esclavage sans que cette association ne soit désamorcée par l’appartenance islamique19. A cette logique qui innerve la négrophobie contemporaine, il faut ajouter les représentations multiséculaires faisant des musulmans noirs africains des musulmans de « seconde zone » et pas tout à fait aboutis. La négrophobie habituelle s’est donc retrouvée contrariée car ne permettant plus à ces policiers de marquer indiscutablement les frontières entre eux et ces Face à cette langue qui les rapproche et rappelle que l’arabité n’exclut pas la noirceur et vice-et-versa, les policiers ont dû recréer in situ une nouvelle démarcation au moment même où ils exerçaient la violence sur leurs corps.
Le trouble a intensifié la violence de leurs gestes et de leurs propos. Il ne s’est pas agi de les exclure de l’humanité, en les animalisant, mais de la Oumma en vue de se préserver de toute proximité subjective fondée sur des éléments constitutifs de l’appartenance à un groupe. C’est cette démarcation opérée en toute urgence qui permettrait de saisir la violence opérée pendant le massacre, qui ne relève donc pas seulement de sur-violence.
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Si je considère centrale cette manière de tuer qui a été vécue et comprise comme une volonté d’éliminer, elle continue à prendre du sens avec l’autre manière d’administrer la mort qu’est l’abandon des blessés pendant des heures au soleil et privés des soins urgents20. Les exposer au risque accru de la mort se double du fait de laisser mourir. Certes, cet abandon résulte d’arbitrages rendant prioritaire l’évacuation des survivants-témoins en vue de les arrêter et/ou de les refouler à l’intérieur du pays. Mais il s’agit aussi de saisir la logique d’un tel traitement de déshumanisation tant de ceux qui vont mourir que des blessés de manière moins grave et traumatisés davantage par le calvaire de leurs compagnons mourants. Il se trouve que les images les plus nombreuses concernent ce moment où les policiers surveillent et tabassent les survivants – et peut-être des morts – jetés sur les corps des blessés graves et des morts. A juste titre, Norman Ajari analyse ces images de corps noirs amoncelées aux frontières comme la monstration qu’ils sont catégorisés comme des déchets21, voués également à être recyclés en images servant à dissuader d’autres exilants à prendre cette route. Si l’on ne peut que convenir de cet usage des images, celles-ci doivent surtout être regardées pour elles-mêmes et pour ce qu’elles montrent. L’entassement, le tabassage et l’abandon à une agonie fatale font partie intégrante du massacre en organisant sa nécro-violence22.
A suivre…
Disclaimer : Les avis exprimés dans la rubrique « Tribune » ne représentent pas nécessairement les opinions du média ENASS.ma
- Par cohérence politique, le nom en arabe marocain sera choisi ici en lieu et place de « Melilla », nom donné par l’Espagne à cette colonie, le même enjeu se retrouvant dans le choix du nom de l’autre colonie espagnole, Sebta ou Ceuta. Notons que la ville est appelée Mlit en amazigh ou Mrirt en rifain. ↩︎
- S’il est un terme largement préféré à celui de « migrant » ou de « réfugié », il est utilisé provisoirement pour sa charge descriptive avant que ne lui soit préféré la catégorie d’ « exilant » forgée pour sa valeur analytique. ↩︎
- Ainsi que bon nombre de Tchadiens. ↩︎
- Situations bien connues, pour ne parler que de la France, à Calais, à Paris …
↩︎ - Il est saisissant de constater l’existence d’une langue avec une invention de mots empruntés à différentes langues pour évoquer différents aspects de la vie organisée lors des franchissements des frontières. ↩︎
- Un article d’Enass évoque la présence d’une seule Soudanaise. Cf. Imane Bellamine, « Hawwâ, une damnée des frontières », Enass, 6 septembre 2022
↩︎ - L’un en 2005 a provoqué 5 morts par balles tandis que l’autre a eu lieu en 2014 et a fait 15 morts
↩︎ - Encore une fois, a été privilégié ce qui s’est déroulé du « côté » espagnol. ↩︎
- Qui est le propre de tant de massacres, à l’instar de celui des Algériens dans Paris en 1961, de celui de Guadeloupéens en 1967 ou encore de celui Palestiniens dans deux camps beyrouthins en 1982, pour ne citer que ceux plus connus des lecteurs francophones. ↩︎
- Auquel il faut ajouter celui de bombes fumigènes ainsi que des grenades assourdissantes des deux côtés. La police espagnole a recouru également à des tirs à balles caoutchouc, a frappé un très grand nombre hommes tout en les repoussant vers les policiers marocains qui les frappaient à leur tour. Des hommes sont morts du « côté » espagnol de la frontière. ↩︎
- A partir d’observations menées sur les frontières coloniales, la sociologue Elsa Tyzler souligne bien la généralisation de la pratique de tels coups de la part des Forces auxiliaires et de la Guardia Civil. Elsa Tyzler, « Masculinités et féminités à la frontière maroco-espagnole. Miroirs d’un contrôle migratoire racialisé et genré », Anthropologie § Développement, 51, 2020, p.155-170
↩︎ - Les coups portés sur la tête comme le gazage pourraient être une des explications au refus de procéder à toute identification et toute autopsie, doublés d’une tentative d’inhumer en catimini les morts.
↩︎ - Cette question vaut tout autant pour les policiers espagnols, avec des réponses qui doivent se rejoindre mais aussi différer.
↩︎ - De manière éclairante, Norman Ajari forge la notion d’ « émasculinité » signifiant que les hommes noirs sont assignés à un autre genre de masculinité, elle-même définie par un ensemble de dispositifs de violence et de mise à mort. Norman Ajari, « Emasculinité. L’inhabitable genre des hommes noirs », Academia
↩︎ - L’autre critère étant la coiffure rasta qui indiquerait une présence de longue durée dans le pays : « On dit que si es rasta c’est que tu as mille ans dans ce pays ». Il ciblerait davantage les Sénégalais, les Ivoiriens et les Camerounais.
↩︎ - Il n’en a pas été mention dans les enquêtes que j’ai lues ; j’ignore si le mot est audible dans les vidéos pourvues de son.
↩︎ - Profession de foi constitutive à l’Islam ↩︎
- Les notions d’arabité et d’africanité sont tout aussi centrales que délicates dans la construction du Soudan comme dans son histoire politique. Cf. Barbara Casciarri, Alice Franck, Stefano Manfredi, Munzoul Assal, « Ethnicité, religion, nationalisme. Intersections et ambiguïtés dans un Soudan en mouvement », Cahiers d’études africaines, 240, 2020, p. 761-778. ↩︎
- Choukri El Hamel, Le Maroc noir. Une histoire de l’esclavage, de la race et de l’Islam, La Croisée des Chemins, 2e édition 2019. ↩︎
- Abandon auquel a participé la police espagnole par des expulsions de blessés et le refus d’apporter des soins
↩︎ - Norman Ajari, La Dignité ou la mort, 2019, Paris, La Découverte.
↩︎ - Expression désignant la violence produite par le mauvais traitement ou son absence des corps morts.
↩︎