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Militarisation des frontières avec l’Europe

L’enquête proposée contribue à la compréhension du massacre effectué conjointement par les forces de l’ordre marocaine et espagnole, sur la frontière coloniale de Mlilya1 le 24 juin 2022, et qui a provoqué des dizaines de morts, de disparus et d’incarcérés ainsi que des centaines de blessés parmi les cibles de ce massacre : des exilés2 venus dans leur extrême majorité du Soudan et du Soudan du Sud3, aspirant à rejoindre l’Europe par précisément cette frontière terrestre.  ENASS publie cette tribune*. Partie 4.

Par Samia Moucharik, chercheuse indépendante franco-marocaine

Le massacre de Mlilya nous engage en toute logique à débuter l’examen de cette piste par les frontières avec l’Europe/l’Espagne, qu’elles soient méditerranéennes ou atlantiques. Cette étape apporte des éclairages essentiels sur la potentialité d’une « ennemisation » des exilants cherchant à les franchir –qu’ils soient noirs ou non, du fait de leur militarisation, appelée à s’intensifier encore. Ses enjeux se présentent sous la forme de plusieurs cercles concentriques : ceux relatifs à l’armée marocaine4, à l’armée espagnole et à la prétendue police européenne, Frontex, alors que pourvue de technologies militaires5. Cette militarisation engage donc un large éventail de techniques et d’équipements militaires qui se justifient de la « surveillance » et/ou du « sauvetage » pour empêcher le maximum de passages vers Sebta et Mlliya6 et le maximum d’arrivées d’embarcations du côté méditerranéen ou atlantique.7 La nécropolitique à l’œuvre consiste à laisser mourir ou à précipiter les conditions favorisant la mort – en l’occurrence, des dizaines de milliers de personnes depuis une vingtaine d’années. Ces deux pratiques constituent bien des manières d’administrer la mort, mais sans que ne soit exclue la possibilité de tuer par armes8.

La nécropolitique à l’œuvre consiste à laisser mourir ou à précipiter les conditions favorisant la mort – en l’occurrence, des dizaines de milliers de personnes depuis une vingtaine d’années.

Pour l’heure, cette logique militaire érige les exilants en menace pour la souveraineté et les équilibres démographiques du continent européen. Mais cette logique se voit renforcée en même temps que détournée par une collusion en cours entre ladite « lutte contre l’immigration illégale » et ladite « guerre contre le terrorisme », tout cela sous l’égide de l’Otan. C’est cette collusion entre les discours, les doctrines et les pratiques de ces deux politiques qui porte assurément les ferments de la possibilité d’une ennemisation de tous les exilants. Le déploiement de forces navales en Méditerranée dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » s’est opéré dès octobre 20019, tandis que la « surveillance » s’est élargie aux « trafics » et aux « flux migratoires », entrés officiellement dans le cadre de ses missions10. Hasard du calendrier certes, mais hasard significatif, s’est tenu le 30 juin à Madrid, soit une semaine après le massacre, un sommet de l’Otan – très important puisque le premier après la défaite consommé des Etats-Unis et de l’Otan en Afghanistan11. Les conclusions sont peut-être passées trop inaperçues, mais l’Etat espagnol par la voix de son ministre des Affaires étrangères a appelé à l’ouverture d’un « flanc sud » de l’Otan, qui conjoindrait précisément les deux menaces que sont « l’immigration illégale » et le terrorisme ». Officiellement de manière inédite, est manifesté un intérêt pour l’ « Afrique du nord », le « Sahel » et le « Moyen-Orient ». En définitive, se pense la possibilité que l’Otan soit de plus en plus impliquée dans la « défense de l’intégrité territoriale européenne » contre la menace jugée existentielle d’une « invasion » noire et/ou musulmane.

La potentialité de ce devenir-ennemi des exilants aux frontières avec l’Afrique et l’Asie concernerait assurément tous les Etats impliqués, à l’instar du Maroc, via leurs armées dans la violence du régime des frontières.

La potentialité de ce devenir-ennemi des exilants aux frontières avec l’Afrique et l’Asie concernerait assurément tous les Etats impliqués, à l’instar du Maroc, via leurs armées dans la violence du régime des frontières. Mais ses enjeux seraient tout de même dictés prioritairement par l’UE et les Etats européens en racialisant les exilants-terroristes à partir de l’islamophobie. Ainsi, cette collusion se donne à entendre depuis au moins 2011 dans des discours à propos des exilés venus de Syrie et elle peut trouver des applications dans des législations 12ou des pratiques administratives13. Ainsi, pour évoquer la France, cette collusion est largement amorcée dans les discours et les pratiques via la construction de la catégorie de « Tchétchènes ». Ce qui apparaît est que la racialisation de ladite « guerre contre le terrorisme » repose sur la figure musulmane réputée arabe ou asiatique. Deux remarques s’imposent. Concernant l’Etat marocain, il faut reconnaître qu’il serait difficile d’envisager que cette racialisation de l’ennemi puisse être avalisée. S’il a rallié « guerre contre le terrorisme » et donc son idéologie islamophobe, il l’a fait pour des enjeux nationaux relatifs à la répression des forces d’opposition politique islamistes.14 Mais il lui serait impossible de voir ses propres exilants soumis à ce régime « antiterroristes » des frontières sans prendre le risque d’une colère populaire.  Par ailleurs, concernant la négrophobie, rien n’exclut la possibilité que ladite « guerre contre le terrorisme » telle que pensée par l’UE et l’Otan se racialise en recourant à ce système de déshumanisation. La région dite du « Sahel » fait l’objet d’attentions grandissantes de la part des pays européennes avec la menace brandie d’attaques venant de groupes « djihadistes », à l’instar des discours de l’Etat français à propos du Mali. Mais pour l’heure, la prééminence de l’islamophobie comme réservoir idéologique de la « guerre contre le terrorisme » – qui en retour vient la resignifier – dans cet espace euro-africain oblige à examiner l’hypothèse au travail du devenir-ennemi des exilants noirs dans une autre géographie.  

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Piste plus déterminante : les frontières terrestres et ladite « guerre contre le terrorisme » en Afrique

L’intellectualité de la catégorie de « Soudanais » oblige à porter son regard au-delà d’elles pour envisager les pays africains d’où peuvent être originaires les exilants.

Il faut donc dépasser le paradoxe voulant que ce soit l’analyse d’un massacre opéré sur une des frontières avec l’Europe qui ait révélé ce devenir-ennemi, alors que ses enjeux fondamentaux se jouent ailleurs. De même qu’il faut consentir à l’effort décolonial16 de se décentrer de la frontière coloniale avec l’Europe au profit d’un recentrement africain. Les Etats de ce continent, comme il l’a été souligné à propos du Maroc, ne sont pas de simples réceptacles de politiques édictées par les anciennes puissances coloniales. Ils profitent également de la dispersion de la domination entre plusieurs « pôles ». Enfin, une partie de leurs politiques intérieures présente des enjeux proprement nationaux et africains. En l’occurrence, les enjeux marocains de la catégorie de « Soudanais » recoupent en grande partie des enjeux continentaux obligeant à ce recentrement africain : ils sont construits comme ennemis car porteurs d’une hyperviolence politisée qu’ils ont transférée depuis le Soudan. Autrement dit, sa logique repose sur l’association entre les caractéristiques des exilants et celles de leurs régions d’origine. C’est donc elle qui nous pousse à porter notre regard sur l’au-delà des frontières terrestres marocaines. Arrêtons-nous tout de même un instant sur les frontières avec la Mauritanie impliquant Maroc avec l’Algérie. Leur militarisation semble relever d’une logique débridée, transformant ces espaces non seulement en zones militaires, mais qui plus est en situation de pré-guerre. Même si elle ne débouchait pas sur une confrontation militaire avec l’Algérie et les indépendantistes sahraouis. Il s’agit bien d’une situation de pré-guerre, avec un déploiement d’armes, des installations de bases, et des exercices militaires. Des exilés trouvent ici aussi la mort, administrée de manière directe ou différée par des expulsions vers le désert. Mais l’intensification de cette logique de guerre pourrait conduire à considérer toute intrusion des frontières comme relevant d’ennemis à abattre. Mais encore une fois, l’intellectualité de la catégorie de « Soudanais » oblige à porter son regard au-delà d’elles pour envisager les pays africains d’où peuvent être originaires les exilants.

La potentialité du devenir-ennemi se trouve soutenue précisément dans la collusion qui ne cesse de se renforcer entre la « lutte contre l’immigration clandestine » et la « guerre contre le terrorisme », et cela sous l’égide de l’UE, de certains Etats européens, et surtout des Etats-Unis et de l’Otan16. Ce faisant, la géographie des « routes migratoires clandestines » et celle de la « guerre contre le terrorisme » se superposent. Cette collusion est flagrante au Niger où l’armée étasunienne livre des informations concernant les exilants alors que recueillies par ses drones installés dans une base à Agadez dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ».  Il se trouve que la plupart des Etats africains collaborent à ces deux politiques, certes dans un rapport de domination et de dépendance, mais également en vue de bénéficier d’une rente stratégique permettant le renforcement de leur armée et donc de leur régime. A quoi il faut ajouter qu’ils s’engagent dans la « guerre contre le terrorisme » en la détournant au profit de l’écrasement des communautés rétives à l’ordre national et érigées en « ennemis intérieurs ».

Les différents Etats africains produisent leurs propres catégories d’ennemis, qui peuvent se partager éventuellement.

Autrement dit, les différents Etats africains produisent leurs propres catégories d’ennemis, qui peuvent se partager éventuellement. On peut penser aux Peuls « ennemisés » aussi bien par le Niger, le Mali que le Nigeria. Or, ces Etats sont amenés, sous le patronage des Etats-Unis et/ou de l’Otan à se retrouver dans des partenariats, dans des réunions à différents niveaux, au cours desquels leurs armées tendent à se coordonner. Nouvel hasard, tout aussi significatif que le précédent, le massacre du 24 juin a eu lieu lors de l’édition 2022 de l’African Lion sur le territoire marocain, exercice militaire conjoignant, outre les Etats-Unis, le Tchad, le Ghana, le Sénégal pour ne citer qu’eux. On peut évoquer également la « Plateforme de Marrakech » qui réunit les chefs des agences de sécurité africaines. Nécessairement, s’opère une circulation des méthodes, des techniques, mais aussi des idées et des représentations, particulièrement celles sur lesdits « terroristes ».

Le massacre du 24 juin a eu lieu lors de l’édition 2022 de l’African Lion sur le territoire marocain, exercice militaire conjoignant, outre les Etats-Unis, le Tchad, le Ghana, le Sénégal pour ne citer qu’eux.

C’est ici que la catégorie d’ « exilant »17 doit être rappelée.  Doit être envisagé que puisse s’effectuer par les Etats des pays traversés, une assimilation entre le danger qu’incarneraient les exilants et leurs régions d’origine, cette même logique repérée à propos des « Soudanais » dont les subjectivités et les pratiques miliciennes prêtées dans le pays d’origine permettaient de les appréhender. Ce faisant, la négrophobie contre les exilants noirs s’actualiserait, non plus seulement au contact et dans le nouage avec la « lutte contre l’immigration clandestine » mais avec la « guerre contre le terrorisme ». Ces potentialités signalées ne relèvent pas, comme déjà mentionné, de prospectives, mais elles sont une invitation à problématiser le traitement des exilants noirs par l’Etat marocain à partir, non plus seulement d’enjeux relatifs à la coopération avec l’UE/l’Espagne mais à partir d’enjeux marocains et africains aussi, au regard de ces collusions soulignées.

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En guise de conclusion provisoire

La dernière étape de l’enquête oblige à réfléchir sur les implications de la négrophobie construisant les exilants noirs comme des ennemis. Il s’agit d’abord de considérer que la négrophobie, qui s’applique ici à la condition migratoire africaine, ne peut être considérée comme unique dans son intellectualité, ses formes, ses pratiques. Comme toute politique, elle doit être historicisée et envisagée de manière complexe. La négrophobie reposant sur l’ordre mondial néolibéral au regard de ses besoins peut très bien coexister avec la négrophobie s’actualisant dans le nouage avec la « guerre contre le terrorisme ». Je ne suis pas en train d’affirmer une déconnexion entre « guerre contre le terrorisme » et néolibéralisme, mais de défendre l’idée que cette guerre contribue sévèrement aux reconfigurations de tout Etat qui y participe et qui donc construit, dans et par la violence, des figures d’ennemis. La possibilité que la « guerre contre le terrorisme » puisse être racialisée à partir de la négrophobie ne doit nullement surprendre en repensant au cas historique des Etats-Unis18. Quant à la possibilité qu’elle puisse faire l’objet en Afrique d’une racialisation ayant des enjeux proprement nationaux ne doit pas non plus surprendre si l’on repense au Kenya qui a collaboré à la « guerre contre le terrorisme » en criminalisant les Somaliens et les Kenyans d’origine somalienne19. En définitive, que la négrophobie puisse être convoquée à cet effet par les Etats maghrébins doit être posée comme une hypothèse du travail intellectuel et militant, à l’heure où, pour ne citer que ce cas le plus spectaculaire, l’Etat tunisien a érigé les Africains noirs en agents d’une colonisation de substitution de peuplement, autre variante du devenir-ennemi. 

Disclaimer : Les avis exprimés dans la rubrique « Tribune » ne représentent pas nécessairement les opinions du média ENASS.ma

  1. Par cohérence politique, le nom en arabe marocain sera choisi ici en lieu et place de « Melilla », nom donné par l’Espagne à cette colonie, le même enjeu se retrouvant dans le choix du nom de l’autre colonie espagnole, Sebta ou Ceuta. Notons que la ville est appelée Mlit en amazigh ou Mrirt en rifain. ↩︎
  2. S’il est un terme largement préféré à celui de « migrant » ou de « réfugié », il est utilisé provisoirement pour sa charge descriptive avant que ne lui soit préféré la catégorie d’ « exilant » forgée pour sa valeur analytique. ↩︎
  3. Ainsi que bon nombre de Tchadiens. ↩︎
  4. Il s’agit ici d’une piste non suivie par notre enquête : Mlilya se trouve dans une région elle-même militarisée, le Rif. Said Elmrabet rappelle très judicieusement que les grenades de gaz lacrymogène utilisés abondamment au point de passage de Bario Chino sont de même nature que ceux utilisés lors de la répression en 2017 contre les manifestants rifains, dont un mourra après avoir été touché par un projectile. Il est question du nombre de 50 000 militaires affectés aux frontières du pays. ↩︎
  5. Charles Heller, Lorenzo Pezzani, « Les périls de la migration : médiations conflictuelles du risque aux frontières maritimes de l’Union européenne », Critique internationale, 83, 2019, p.101-123. ↩︎
  6. Inutile de rappeler que les paysages autour de ces enclaves coloniales témoignent de la militarisation sans cesse continue. Ainsi, l’Amdh Nador a signalé en juin 2023 la construction d’une nouvelle barrière munie de lames tranchantes entre le poste frontalier de Bario Chino et Beni Ensar. ↩︎
  7. Smail Kouttoub, « « Connivence sécuritaire entre l’Europe et le Maghreb », Orient XXI, 31 janvier 2017 ↩︎
  8. Pour n’évoquer que ce cas, des morts par balles tirées par la marine marocaine ont été signalés par les autorités espagnoles fin mai 2023. Le Desk ↩︎
  9. Il faut rappeler que l’Otan est responsable de la mort de 63 personnes en 2011 à bord d’un bateau laissé à la dérive pendant 14 jours en Méditerranée centrale qui est sa zone de surveillance maritime. ↩︎
  10. Hélène Richard, « En Méditerranée, la traque des migrants », Manière de voir, 83, juin-juillet 2022. ↩︎
  11. Jaime Pastor, « Nouveau concept stratégique de l’OTAN : vers une nouvelle guerre globale permanente ? », Contretemps, 10 septembre 2022 ↩︎
  12. Catherine Gauthier, « Asile et terrorisme. L’insidieuse érosion des statuts de réfugié et de bénéficiaire de la protection subsidiaire », RDFL, 2019 ↩︎
  13. « L’asile au prisme du terrorisme », épisode 4 de « L’Antiterrorisme français : la justice et la peur », France culture, 22 septembre 2022 ↩︎
  14. Il s’agit aussi afficher sa loyauté à l’égard des Etats-Unis, bénéficier de leur part et de leurs alliés d’investissements militaires nécessaires à la stabilité du régime ↩︎
  15. Malgré l’inconfort engendré par la crainte d’être compris comme une disculpation de l’UE et l’omission des rapports de domination. ↩︎
  16. Il ne faut pas oublier la présence significative de la Russie dans cette guerre. ↩︎
  17. Si cette politique de guerre fragilise les sociétés, pouvant pousser à l’exil, il ne s’agit pas pour moi d’affirmer que les exilants noirs fuient nécessairement la « guerre contre le terrorisme ». ↩︎
  18. Anna A. Meier, « Terror as justice, justice as terror : counterterrorism and anti-Black racism in the United States », Critical Studies on Terrorism, 15, 2022 ↩︎
  19. Samar Al-Bulushi, « Vingt ans plus tard : la guerre contre le terrorisme en Afrique de l’Est », 11 septembre 2021, PIR. ↩︎

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