Babacar, le délit de solidarité
Le 24 juin 2022, la tragédie frappait la zone frontalière de Barrio Chino, entre Beni Ansar et la ville occupée de Melilla, laissant derrière elle plus de 27 morts, des dizaines de blessés et de disparus. Mais au-delà de ce bilan tragique, il existe une souffrance cachée. Babacar fait partie de ces oubliés.

Par CHADI BOUKHARI
Ancien employé d’un centre d’appels à Mohammedia, Babacar percevait un salaire bien inférieur à celui des travailleurs marocains. Ce revenu, insuffisant pour vivre décemment, lui permettait à peine de payer la location d’une petite chambre à Salé et de couvrir ses frais de transport. Mais après avoir manifesté publiquement sa solidarité avec les victimes du 24 juin 2022, Babacar a été brutalement licencié par son employeur.
Mais après avoir manifesté publiquement sa solidarité avec les victimes du 24 juin, Babacar a été brutalement licencié par son employeur.
Babacar : Entre souffrance et résilience
Nous avons rencontré Babacar dans le quartier de Sidi Moussa, à Salé, où vivent de nombreux migrants subsahariens. En pénétrant dans ces ruelles étroites, dominées par des immeubles modestes et parfois délabrés, Babacar nous prévient : « Ne regardez pas trop longtemps dans certains coins. » La prudence est de mise.
Ces lieux, gérés par des femmes surnommées « les Mama dix », offrent un refuge sommaire. À l’intérieur, l’air est lourd d’humidité en raison de la proximité de la mer. Les pièces sont exiguës, mal ventilées, avec pour seul mobilier des matelas posés à même le sol.
Il nous emmène vers l’une de ces « Maisons dix », des logements de fortune où les migrants déboursent dix dirhams pour une nuit, simplement pour se protéger du froid et des dangers de la rue. Ces lieux, gérés par des femmes surnommées « les Mama dix », offrent un refuge sommaire. À l’intérieur, l’air est lourd d’humidité en raison de la proximité de la mer. Les pièces sont exiguës, mal ventilées, avec pour seul mobilier des matelas posés à même le sol. Les vêtements pendent à des cordes tendues au centre de la pièce, et la lumière ne pénètre qu’à travers la porte entrouverte. Babacar nous raconte : « Ces maisons sont notre abri, mais elles sont loin d’être un lieu où vivre. »
« Ces maisons sont notre abri, mais elles sont loin d’être un lieu où vivre. »
Babacar, visiblement agité, hésitait à entamer le récit de son histoire. Nous avons tenté de le calmer en l’invitant à s’asseoir avec nous dans la pièce pour poursuivre la conversation dans un moment de sérénité.
L’espoir malgré les épreuves

Babacar commence à nous parler de son périple, sa voix marquée par l’émotion. Après deux mois de souffrance au Maroc, il décide, avec quelques compagnons, d’organiser une tentative de traversée vers l’Europe depuis les plages de Tanger. Mais leur rêve est brutalement interrompu. « Les autorités nous ont arrêtés sur la plage. Elles nous ont forcés à creuser des trous dans le sable et à y entrer jusqu’au ventre. Pendant 15 minutes, elles nous ont frappés avec des bâtons. »
Les survivants de cette session de torture voient ensuite leurs biens confisqués : téléphones, argent, effets personnels. Menottés, ils sont conduits à un poste de police, puis entassés dans un bus en direction du sud, vers une région reculée et inconnue. « Le trajet a duré 17 heures. Nous sommes arrivés à 3 heures du matin, perdus et désorientés. Heureusement, des habitants nous ont offert de l’eau, de la nourriture et des prières. »
Malgré les épreuves, Babacar refuse d’abandonner. Après avoir obtenu une aide symbolique pour retourner à Rabat, Babacar continue à chercher du travail, mais en vain. Face à l’échec, lui et quelques compagnons décident de tenter une nouvelle traversée, cette fois depuis la côte de Tanger. Ils réussirent à embarquer clandestinement sur un petit bateau, se dirigeant vers le nord, hors de portée des autorités marocaines. Mais leur évasion fut de courte durée, car ils furent rapidement interceptés par les garde-côtes. « Nous avons été forcés de monter à bord de leur bateau. Le froid était intense et nous n’avions ni nourriture ni vêtements pour nous protéger. Comme une forme de torture supplémentaire, ils nous jetaient de l’eau glacée. Ils ne nous ont donné ni eau, ni nourriture, ni même une couverture. » Finalement, ils atteignirent la plage, et cette fois, les autorités déportèrent Babacar vers la ville de Beni Mellal, au centre du Maroc.
Après un certain temps, Babacar est retourné à la ville de Salé, près de la capitale du Maroc – Rabat, il reprend sa quête de travail. Tantôt serveur dans des restaurants, tantôt employé dans des centres d’appels, il parvient à survivre grâce à ses compétences linguistiques et sa maîtrise du français.
Babacar ne se contente pas de penser à lui-même. Il devient un pilier pour les autres migrants subsahariens, les accueillant chez lui, les guidant et leur trouvant des emplois pour échapper à la faim et au froid.

Mais Babacar ne se contente pas de penser à lui-même. Il devient un pilier pour les autres migrants subsahariens, les accueillant chez lui, les guidant et leur trouvant des emplois pour échapper à la faim et au froid. Ses efforts pour s’intégrer l’amènent aussi à tisser des liens avec des Marocains, dont une famille qui l’a adopté comme l’un des leurs.
Chez « Mama Samira », comme il l’appelle affectueusement, Babacar est devenu un membre à part entière de la famille. « Il parle darija, il est respectueux et tout le monde l’aime ici », nous confie-t-elle. Et d’ajouter avec un sourire : « Nous ne voulons pas qu’il retourne à la mer. »
La rencontre avec Eidee
Nous avons quitté la maison de Mama Samira pour rendre visite à un nouveau migrant arrivé à Salé, un jeune Camerounais. En chemin, Babacar nous parle des centaines de jeunes qui affluent dans la ville, principalement des migrants originaires d’Afrique subsaharienne, âgés de 15 à 35 ans. Parmi eux, un nombre significatif de femmes, dont certaines enceintes et accompagnées d’enfants. Presque tous ont parcouru des milliers de kilomètres pour atteindre le Maroc, le considérant comme une étape avant de tenter la traversée vers l’Europe.
Le migrant que nous avons rencontré se nomme Eidee, bien que ce ne soit qu’un pseudonyme, car beaucoup de migrants hésitent à divulguer leur identité, de peur d’être accusés d’espionnage, en raison de la méfiance envers certains journalistes et chercheurs. Eidee, visiblement marqué par son expérience, nous raconte son parcours avec une grande douleur. Arrivé au Maroc en août 2021, il avait rejoint son frère à Laâyoune avant de se rendre à Nador. « Nous y avons passé environ cinq mois, raconte-t-il. La police nous a arrêtés alors que nous voulions acheter de la nourriture dans une supérette. Ils nous ont emmenés au poste, pris tout ce que nous avions, de l’argent à nos téléphones. Nous avons été détenus plus d’une semaine, avec très peu de nourriture, juste du pain, du riz et quelques morceaux de poulet. Nous n’avions aucune possibilité de nous laver, la salle de bain était dans un état déplorable, et il n’y avait aucune hygiène. »

Et d’ajouter : « La nuit, nous dormions sur le sol, et ceux qui n’avaient pas de place s’asseyaient. Un ou deux bus sont arrivés, je ne me souviens plus bien, c’était autour de minuit. J’ai été déporté à Beni Mellal, dans le centre du Maroc, mais mon frère n’était pas dans le même bus. Ils l’ont envoyé en Algérie, dans le désert. Je l’ai su plus tard, en l’appelant par téléphone. »
Après cette épreuve, Eidee a pu rejoindre Casablanca grâce à l’aide d’un Marocain. Il nous parle alors des dizaines de migrants disparus en mer Méditerranée qu’il connaissait. Bien qu’il soit conscient des dangers de la traversée, Eidee reste attaché à son rêve d’une vie meilleure en Europe. « Mon seul rêve aujourd’hui, c’est de traverser la mer, même si cela doit me coûter la vie. Chaque fois que je parle de la « Boza », un sourire d’espoir illumine mon visage. »
Nous avons ensuite accompagné Eidee jusqu’à son lieu de travail, une station de lavage où il gagne entre 30 et 50 dirhams par jour. Là, l’opérateur l’a accueilli avec froideur avant de nous saluer et de repartir.
Raconter les migrations à travers le théâtre
Quelque temps après notre première rencontre avec Babacar, une nouvelle rencontre nous attendait, cette fois-ci avec un éléphant géant qui déambulait dans plusieurs villes marocaines. L’éléphant de la Méditerranée est le fruit d’un projet mené par l’association Racines Asbl en collaboration avec la compagnie brésilienne Pigmalião. Ce spectacle itinérant, mettant en scène une marionnette d’éléphant géant accompagnée d’acteurs racontant des histoires, des anecdotes et des expériences vécues, vise à remettre au centre du débat public les questions liées à la migration, à l’altérité et au racisme. Comme l’expliquent les organisateurs : « Les Marocains vivent de nouvelles configurations et transformations dues à la présence de nouvelles communautés de migrants dans l’espace public et dans leur quotidien ». Le projet s’inspire de la Poétique d’Aristote, tentant de reconstruire la catharsis à travers deux émotions fondamentales : l’horreur et la pitié.
Dans un contexte où des individus porteurs d’identités et de cultures différentes partagent le même territoire et les mêmes espaces, l’horreur et la pitié deviennent les piliers de cette nouvelle forme de catharsis.
Dans un contexte où des individus porteurs d’identités et de cultures différentes partagent le même territoire et les mêmes espaces, l’horreur et la pitié deviennent les piliers de cette nouvelle forme de catharsis. Ces deux émotions, mêlées à la direction artistique de la performance, nourrissent l’expérience théâtrale qui, à travers la figure de l’éléphant géant, met en lumière les enjeux humains autour de la migration, de l’altérité et du racisme.
Nous sommes tous libres de migrer, tout comme les éléphants, qui ont toujours voyagé avec les humains, tout comme les chameaux.
Babacar, après avoir été interrogé sur le choix de l’éléphant, répond : « Si vous vivez à Rabat, vous n’êtes pas forcément de Rabat. Vous venez peut-être de Laayoune, Tiznit ou Tanger. Les gens se déplacent pour chercher du travail, ils achètent une maison, fondent une famille. Les animaux, eux aussi, sont constamment en mouvement, comme les poissons, les oiseaux et les éléphants. Nous sommes tous libres de migrer, tout comme les éléphants, qui ont toujours voyagé avec les humains, tout comme les chameaux. » .
C’était un honneur pour moi de représenter les Africains subsahariens dans ce projet. J’ai joué un rôle très important dans les performances.
Avant de participer à ces spectacles, Babacar avait pris part à une résidence artistique, s’entraînant avec des artistes venus de différents pays, formant ainsi une équipe pluridisciplinaire et mixte. « J’étais le seul à avoir la peau noire, ce qui fait de moi le seul subsaharien dans l’équipe, composée de Brésiliens, de Français et de Marocains. C’était un honneur pour moi de représenter les Africains subsahariens dans ce projet. J’ai joué un rôle très important dans les performances. »
Lors des représentations, dans une atmosphère joyeuse et loin des tragédies qui hantent ses souvenirs, Babacar se souvient des cris enthousiastes des spectateurs à Rabat et Casablanca. Mais c’est surtout l’accueil à Tiznit qui reste gravé dans sa mémoire. « Les gens étaient ravis du spectacle, ils ont dansé avec nous sur le rythme sénégalais de Youssou Ndour, on a joué au ballon, c’était de la musique sénégalaise, et j’ai senti que notre culture était accueillie à bras ouverts. Les habitants de Tiznit sont vraiment merveilleux », raconte-t-il avec enthousiasme.
Après Tiznit, le groupe se dirige vers Zagora, un lieu complètement différent de l’agitation de Casablanca. Babacar se souvient de cet endroit avec émotion : « Le niveau de vie était en contraste avec Casablanca et Rabat, entouré de montagnes majestueuses. Pour la première fois, j’ai vu ces paysages à couper le souffle. Je ne les avais vus qu’à la télévision, et là, j’étais presque à leur portée, je pouvais presque les toucher. C’était incroyable, un rêve devenu réalité. »
À Zagora, les femmes en tenue traditionnelle et les enfants remplissent le terrain de parade, tandis que les autorités de sécurité veillent à la protection de l’espace. Babacar explique qu’il a ressenti une grande joie, mêlée d’une certaine tristesse : « Le compte à rebours de la tournée avec l’éléphant de la Méditerranée a commencé. »
Puis, dans un moment de réflexion, Babacar marque une pause, respire profondément, et confie : « Personnellement, cette expérience m’a donné l’occasion de découvrir des choses sur moi-même que je ne savais pas. Je me souviens de mes tentatives de traversée vers l’Espagne et du traitement que j’ai reçu de certains policiers, qui me demandaient un permis de séjour ou un passeport valide. Ces souvenirs restent bloqués dans ma mémoire et me font souffrir psychologiquement. En même temps, je pense à la tournée avec l’éléphant et à la chance de voyager avec des gens bien. Rien qu’en pensant à ces belles choses, je me sens soulagé. »