À la chaîne

Letabli robert linhart

Le récit autobiographique de Robert Linhart vient d’être adapté au cinéma par Mathias Gokalp. L’occasion de relire ce livre désormais classique sur le monde de l’usine.

En 1968, Robert Linhart a 24 ans. Normalien, maoïste, il fait parti du mouvement des établis en entreprise, ces centaines de militants intellectuels qui s’embauchaient à l’usine ou dans les docks, pour comprendre la vie des ouvriers mais aussi pour les servir, au sens de les politiser en les mobilisant. Pour lui, ce sera l’usine Citroën de 2 CV de la porte de Choisy à Paris. « Vu du dehors de l’établissement, cela paraît évident : on s’embauche et on s’organise. Mais ici, cette insertion “dans la classe ouvrière” se dissout en une multitude de petites situations individuelles où je ne parviens pas à trouver une prise ferme. » Passer des journaux, discuter, raconter une grève ailleurs… c’est peu face au peu de temps disponible pour récupérer de l’éreintement, face à la peur. La décision de la direction d’imposer un temps supplémentaire non payé en retour de bâton après les grèves de 1968 – « et si ça ne vous plaît pas : la porte » – relance un mouvement collectif de grève.

Pour la dignité

Dans ce texte d’une justesse implacable, Robert Linhart témoigne de la dureté de ce monde ultra hiérarchisé, ultra minuté, fait d’un temps qui s’étire à l’infini dans la répétition de gestes absurdes et usants, sous le regard ouvertement raciste et classiste des surveillants. Il dit la difficulté d’opérations jamais valorisées. « Quel esprit, quel corps peut accepter sans un mouvement de révolte  de s’asservir à ce rythme anéantissant, contre nature, de la chaîne ? » Dans une scène bouleversante, il raconte comment un ancien ouvrier, passé maître des réparations, se retrouve installé à un nouvel établi pensé sans lui par un bureau d’études au nom de la « rationalisation », et dont le caractère non fonctionnel lui vaudra une humiliation publique.

Robert Linhart dit la douleur, l’épuisement, la panique du « coulage », c’est-à-dire de la perte du rythme de la chaîne. Il dit les brimades permanentes, le mépris, la servilité des petits chefs, les syndicats jaunes, la compromission des médecins du travail, les traducteurs aux ordres de la direction voire de la police des pays d’origine, le chantage à la place en foyer, les casseurs de grève, les provocations montées, les prolétaires payés pour faire virer leurs collègues… L’usine, un monde pour broyer. Et une question : comment font les autres ? Ceux qui n’ont pas le choix ?

Le cœur du livre est un combat pour la dignité. D’abord par les petites résistances ménagées dans ce quotidien écrasant par l’habitude, la routine qui permet une relative évasion – sans parler des durs moments de décrochage : « Cette maladresse, ce déplacement superflu, cette accélération soudaine, cette soudure ratée, cette main qui s’y reprend à deux fois, cette grimace, ce “décrochage”, c’est la vie qui s’accroche. Tout ce qui, en chacun des hommes de la chaîne, hurle silencieusement : “Je ne suis pas une machine !” » Il y a aussi les solidarités qui se tissent, tolérées si elles permettent une productivité, sinon réprimées. Ali, Primo, Christian, Mouloud, Pavel, Stepan, Georges… la force du livre est de redonner des visages à ceux que ce système entend faire disparaître dans l’insignifiance.

Pour aller plus loin sur le phénomène des établis, écoutez la série de France Inter sur le livre.

Et vous, vous lisez quoi ?

Kenza Sefrioui

L’établi
Robert Linhart
Les Éditions de minuit, 192 p., 8 €/ 120 DH

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