
Al Hoceima est une ville meurtrie par les blessures de la répression politique du Hirak, et par une crise économique structurelle marquée par la cherté de la vie. Reportage dans les marchés de la ville la plus chère au Maroc.

Reportage-vidéo de Anass Laghnadi, à Al Hoceima*
Texte Salaheddine Lemaizi
La perle du Rif : une fin d’été. C’est la tombée de la saison estivale, le début d’une longue saison d’automne-hiver. Depuis la fin des procès du Hirak du Rif en 2019, l’été est synonyme de l’attente d’une grâce royale en faveur des prisonniers du mouvement social en question et particulièrement de ses leaders toujours emprisonnés (Groupe Nasser Zefzafi).Il est du moins nécessaire de rappeler que durant cet été, les espoirs étaient infinis de retrouver les six détenus dans le cadre du Procès du Hirak tenu à la Cour d’appel de Casablanca entre 2018 et 2020. Le 20 août 2024, les familles des détenus étaient sur les nerfs. Fébriles, les familles ont décliné la demande d’interviews de l’envoyé spécial de ENASS.ma. Quelques heures plus tard, la nouvelle tombe. L’attente devra se prolonger une année en plus pour ces familles et pour toute une région. Une nouvelle qui prolonge cette province dans sa propre crise politique. A cette tension permanente, s’ajoute la crise économique structurelle qui frappe Al Hoceima et sa région, marquée par la cherté de la vie et l’absence de perspectives économiques pour une zone qui vit essentiellement de transferts d’argent des Marocains du Monde (MdM), originaires du Rif.
Cet été encore, les espoirs étaient immenses pour que les six détenus dans le cadre du Procès du Hirak puissent retrouver la liberté.
Plus chère la vie
C’est une journée d’été paisible, sur la terrasse d’Al Hoceima. La mer Méditerranée continue de recevoir les derniers estivants.Située à l’extrême nord du Maroc, sur une superficie de 3550Km², la province d’Al Hoceima est limitée à l’ouest par la province de Chefchaouen, au nord par la Mer Méditerranée, à l’est par la province de Driouch et au sud par les provinces de Taza et Taounate. La ville d’Al Hoceima et ses 55 000 habitants connaissent un doublement de la population d’été. Un afflux de Marocains du Monde (MdM) bienvenu pour l’économie locale, toujours à bout de souffle.
Morad Ajdir est commerçant à Al Hoceima. « Notre ville vit les trois mois d’été, quant au le reste de l’année nous hibernons, résume-t-il. Hors période du Ramadan, nous passons nos jours à attendre les clients ».
« Le pouvoir d’achat est faible, les gens comptent sur les transferts de leurs familles MRE ».
Ce commerçant d’épices explique les raisons de cette sinistrose : « Al Hoceima est une ville excentrée des routes principales. L’activité économique quasiment absente. La ville compte une seule usine et les zones commerciales sont rares. Le pouvoir d’achat est faible, les gens comptent sur les transferts de leurs familles MRE ». La révolte de 2017 résume cette situation léthargique.
« Les MRE sont l’épine dorsale de l’économie locale. L’été, ils font des achats pour l’année. Les affaires sont bonnes durant cette période d’été, mais çela demeure saisonnier. L’argent qui circule nous vient essentiellement de l’étranger. Il n’y a pas une seule famille à Al Hoceima qui ne compte sur les aides des MRE », poursuit Morad qui se prépare à une nouvelle traversée du désert. Une situation qui prévaut pour la majorité des 8554 entreprises commerciales de cette province.

La spécificité à Al Hoceima est le coût de la vie élevé. Selon les chiffres du Haut-commissariat au plan (HCP) et son Indice des prix à la Consommation (IPC), Al Hoceima caracole en tête des villes les plus chères au Maroc ! (Voir tableau n°1).L’IPC annuel moyen en 2023 a progressé de 6,1%, selon les données du HCP. A Al Hoceima ce chiffre est de 10,1% ! Chaque point de l’IPC pèse lourd dans le panier des ménages et sur le coût de la vie en général. « Les hausses les plus importantes de l’IPC annuel ont été enregistrées à Al-hoceima avec 10,1%, à Beni-Mellal avec 8,8%, à Errachidia avec 8,0%, à Laâyoune avec 7,7%, à Safi avec 7,5%, à Marrakech et Tétouan avec 7,1%, à Oujda avec 7,0% et à Fès avec 6,8% », explique le HCP dans sa note sur l’IPC 2023. Symbole de cette cherté de la vie à Al Hoceima, c’est le prix des produits de mer et notamment le poisson des pauvres, la sardine, dont le prix varie entre 50 et 70 DH le kg.
Ville côtière, poisson cher
« La sardine à Al Hoceima à 70 DH le kilogramme. C’est le sacrilège pour une ville côtière ».

« La sardine à Al Hoceima à 70 DH le kilogramme. C’est une honte pour une ville côtière. On nous dit que le poisson est cher au port mais on ne sait si c’est vrai », se demande Morad, désemparé face à cette cherté du produit faisant parti des habitudes alimentaires des rifains. Nous nous sommes rendus au marché de poisson d’Al Hoceima. Les produits de mer sont devenus des produits de luxe. Le port et le poissons sont intimement liés à l’histoire du Hirak. Mohcine Fikri est mort en tentant de sauver sa marchandise confisquée, une fortune pour le défunt.
Le jour de notre visite, le marché est plutôt vide. Sur place nous rencontrons un travailleur saisonnier. Il revient sur le déroulement de cet été : « Au début de l’été, l’espoir avait commencé à renaitre. Les débarquements de poissons avaient repris. Dix bateaux de pêche ont commencé à débarquer au port d’Al Hoceima, puis au fil des semaines, le poisson s’est raréfié. Et ces bateaux ont rebroussé chemin vers d’autres ports », regrette-t-il.
« Les embarcations ne peuvent pas non plus s’éloigner des côtes car le prix du carburant reste cher ».
Comme tous les habitants d’Al Hoceima, il est scandalisé par la cherté de la vie et des variétés de poissons à létal : « La sardine au prix de 50 DH, ce n’est pas normal ».Pour cet homme, cette cherté des prix est en raison de la raréfaction de l’offre. « Le problème provient de la croissance du dauphin noir sur les côtes d’Al Hoceima, ce qui diminue grandement les prises face à ce prédateur des mers », explique ce travailleur du secteur. Une seconde raison, et qui serait le prix du gasoil. « Les embarcations évitent de s’éloigner des côtes à cause du prix du gasoil qui serait excessivement cher, la sortie s’avérera dans ce cas non solvable pour le pêcheur », ajoute-t-il.

Dans ce contexte, le port qui constituait une zone d’activité économique se trouve à l’agonie, même si officiellement le secteur de la pêche compte dans toute la province 167 entreprises spécialisées, selon les données de la Chambre de commerce d’industrie et de Services pour la Région Tanger – Tétouan – Al Hoceima (TTAH), en 2021.
La même source officielle estime que « la pêche maritime constitue une activité socio-économique prépondérante dans la province. Officiellement, le port d’Al Hoceima, situé à la 5ème position au niveau national du point de vue du rendement halieutique ». Pour les habitants, le poisson local est rare et onéreux. Les raisons du Hirak demeurent présentent, de quoi alerter experts et observateurs locaux.
Les atouts d’Al Hoceima
Adil Rachdi, professeur universitaire et expert en économie, tire la sonnette d’alarme : « Je tire la sonnette d’alarme et m’adresse particulièrement aux responsables, notamment ceux du Centre régional d’investissement (CRI) de Tanger Tétouan Al Hoceima. La région de TTAH ne peut être résumée uniquement à Tanger, notre région compte plusieurs provinces qui mériteraient d’être promues », insiste-t-il.
« Notre ville possède des atouts, naturels, économiques, infrastructurels et humains ».
Pour cet expert, Al Hoceima doit travailler sur une identité économique : « Il faut construire une image de marque d’Al Hoceima. Notre ville possède au niveau macro des atouts naturels, économiques, infrastructurels et humains. Maintenant et au niveau micro, la création d’emplois peut s’appuyer sur l’entreprenariat social, il faut promouvoir les entreprises de l’économie sociale et solidaire. D’ailleurs, une des principales revendications politiques et sociales du mouvement de 2017, serait de repenser le rapport de l’économie et du social dans notre région ». En attendant la réponse positive tant espérée à ces doléances, Al Hoceima continue de se vider de sa population !
«L’une des principales revendications du mouvement de 2017, serait de repenser le rapport de l’économie et du social à Al Hoceima »
Adil Rachdi
Dépeuplement à Al Hoceima
La population de la province d’Al Hoceima fut recensée en 2014 à 399 654 habitants. « En termes d’évolution, cette population s’est multipliée durant la période 2004-2014 à un taux annuel moyen de 0,1% contre 1,49% au niveau régional (Tanger-Tétouan) et 1,25% au niveau national », indique le HCP dans sa monographie provinciale. En d’autres termes, la croissance de la population est quasiment négative (0,1%). Une seule explication est le manque de perspective. Le taux d’activité était de 47,6% contre 51,1% au niveau national. Le taux de chômage, quant à lui, il s’établit à 16,3% contre 12% au niveau national. Depuis le Hirak de 2017, la seule issue pour la jeunesse révoltée de cette province d’Al Hoceima, fut l’émigration irrégulière vers l’Espagne. Nous ne pouvons pas quantifier le nombre de ces départs, mais ils se comptent en centaines comme l’indiqueront les chiffres du gouvernement espagnol durant la période 2019-2021. Pour le prochain recensement, le HCP aurait fait la projection de voir la population de la province, atteindre 393 704 habitants. Nous attendons les nouveaux chiffres du Recensement général pour voir ceux qui ont pu résister à la répression politique, à la cherté de la vie et à l’absence d’opportunités d’emplois stable….
*Ces reportages ont été réalisés du 20 au 22 aout 2024 à Al Hoceima et sa région.