Au cœur des rouages de l’expulsion des mineurs marocains

Cette étude porte sur la politisation dudit « problème des mineurs non accompagnés marocains » en France, en la faisant débuter par une attention resserrée sur son traitement policier. Dans cette partie, l’autrice examine les deux dispositifs policiers et judiciaires répressifs convergeant vers une expulsion multiforme. PARTIE 5.

De manière concomitante et complémentaire à la coopération interétatique, voit le jour un nouveau dispositif ad hoc : la « cellule MNA délinquants » créée en septembre 2019 à Bordeaux. Sa logique répressive est initialement combinée à des mesures de protection des jeunes marocains – plus largement maghrébins – mais elle finit par se replier sur l’action policière.

Rouage n°2 : l’expérimentation d’une « cellule MNA délinquants »

Pour 2017, soit la première année d’installation du groupe de jeunes, sont comptabilisés à Paris 813 gardes à vue dont 482 déferrements devant les juges.

Sa création constitue une réponse directe à la mise en avant de la nouvelle catégorie policière et judiciaire « MNA délinquants » alimentée par les chiffres de la délinquance rendus publiques par les juridictions locales puis par une commission parlementaire à l’échelle du pays. Pour 2017, soit la première année d’installation du groupe de jeunes, sont comptabilisés1 à Paris 813 gardes à vue dont 482 déferrements devant les juges2. Trois ans plus tard, le procureur de la République de Paris juge que les « MNA » constituent « l’enjeu le plus significatif en matière d’infractions de voie publique dans la capitale »3.  L’équation entre « MNA délinquants » et « MNA maghrébins » est édictée dans le rapport d’une mission parlementaire consacré aux « mineurs non accompagnés », s’appuyant sur la Direction de la Protection Judiciaire de la Jeunesse qui estime entre 2000 et 3000 le nombre de « MNA délinquants », majoritairement maghrébins. Selon le Tribunal judiciaire de Paris, 75% des « MNA » déferrés en 2019 et 2020 sont maghrébins4. Dans d’autres grandes villes, l’alarme est donnée par les autorités municipales, préfectorales et judiciaires quant à l’apparition et la recrudescence d’une délinquance de jeunes Maghrébins. Parmi elles, Bordeaux devient le lieu d’expérimentation d’un dispositif sécuritaire qui prend le nom explicite de « cellule MNA délinquants ». Sa création témoigne du déploiement concomitant déjà identifié d’un discours victimaire et d’un discours sécuritaire à l’endroit des jeunes Marocains.5 Sa trajectoire est donnée à lire dans une série d’articles publiés par des titres de presse qui se font le relai privilégié de la communication du ministère de l’Intérieur. Un article du Point, publié en novembre 2020, retrace sa genèse dans un contexte présentant de larges échos avec celui de la Goutte d’Or : un groupe de jeunes Marocains et Algériens est repéré à partir de 2018 et s’installe durablement après le grand confinement. Les réactions des habitants riverains sont marquées par le même effroi suscité tant par leur jeunesse combinée à leur état de santé que par leur délinquance violente.

En 2020, 169 « MNA » sont déférés pour 57 mandats de dépôt.

En 2020, 169 « MNA » sont déférés pour 57 mandats de dépôt. L’article décrit la création de la cellule, entièrement vouée à ce groupe, comme relevant de l’initiative d’un officier de police. Indépendamment de la véracité de cette information, cette mise en place ne peut pas ne pas avoir obtenu l’aval du ministère de l’Intérieur au regard des moyens attribués et surtout de la cible visée. La « cellule » est présentée comme conjoignant le travail policier et des mesures se voulant éclairées de protection puisque des enquêteurs « travaillent avec des policiers de terrain, sont en lien avec le département, le consulat des pays d’origine, des éducateurs, un sociologue […] et des magistrats »6. Le registre préventif de la « cellule MNA délinquants » figure d’ailleurs dans le Plan départemental de prévention contre la délinquance de la Préfecture de Gironde7, dont Bordeaux est le chef-lieu. Ce plan, recouvrant la période entre 2020 et 2024 et signé en février 2021, présente son premier bilan – 239 déferrements de « MNA délinquants » sur un total de 452 lors de l’année 2020 –, en même temps qu’il érige comme « la priorité numéro un » la lutte « contre la délinquance des jeunes, et particulièrement des Mineurs Non-Accompagnés délinquants ». L’outil principal au service de cette priorité voit justement ses moyens renforcés en janvier 2021. Le document préfectoral précise que « la quasi-totalité de ces MNA délinquants déférés font ensuite l’objet de mesures éducatives confiées à l’unité éducative de milieu ouvert (UEMO) de Bordeaux ». Mais cette couche préventive – même fine – s’évanouit au profit d’une orientation exclusivement répressive. Celle-ci éclate dans le bilan d’étape fourni en janvier 2022 par un article du Figaro8 qui indique précisément sur quel principe la « cellule MNA délinquants » repose ultimement : le déni de la minorité9. Les policiers sont ainsi chargés de détecter les signes attestant de fausses déclarations quant à l’âge du jeune prévenu, en l’absence de l’état civil et de prise des empreintes digitales, qui seuls offrent la possibilité de croiser les fichiers de police en France et même avec l’Espagne voisine. De manière triomphale est annoncée une pratique tout aussi grotesque que raciste : « un procès-verbal de contexte de majorité » reposant sur la détection sur le visage, grâce au savoir de la médecine légiste (sic), des signes d’un âge supérieur à 18 ans10. Cette orientation est avalisée de manière spectaculaire au plus haut niveau quelques mois plus tard, lors de la visite conjointe des ministres de l’Intérieur et de celui de la Justice, à peine reconduits à leur poste après la réélection d’Emmanuel Macron en 2022. Se félicitant du travail de leurs policiers « physionomistes »11, ils érigent la « cellule MNA délinquants » en un dispositif devant être étendu à l’échelle du pays. Ce faisant, les deux ministres régaliens font franchir une nouvelle étape à la politisation du « problème des mineurs non accompagnés marocains » entièrement sous l’emprise du racisme sécuritaire. Le tournant exclusivement répressif de cette « cellule » s’inscrit dans un durcissement législatif ciblant les « MNA délinquants » entre 2021 et 202212, rendant notamment obligatoire la prise d’empreintes digitales sous peine d’incarcération. Il faut y ajouter le bilan nul, au regard de ses objectifs initiaux, de la coopération avec l’Etat marocain ainsi que son effectivité rendue impossible avec ladite « crise des visas » à partir de septembre 2021. Ce dispositif, conçu sans doute comme complémentaire à la coopération, se retrouve à s’y substituer. Par ailleurs, il a le mérite de délivrer des bilans lisibles par des chiffres jugés probants car reposant sur des arrestations, des déferrements, des incarcérations ainsi que sur des résultats visibles, à savoir la disparition de groupes de jeunes des rues de la ville. La police bordelaise évalue ainsi la réussite de ce dispositif à la fuite des jeunes vers d’autres villes. Ce critère peut sembler un aveu d’échec puisque le « problème » serait déplacé, mais il constitue la boussole qui sera adoptée au niveau du pays. Prise comme exemplaire de l’orientation retenue, reposant exclusivement sur la criminalisation des jeunes marocains, la « cellule MNA délinquants » apparaît comme l’outil d’une intensification de la répression les visant par deux objectifs : l’incarcération généralisée et la fuite du territoire, qui se trouvent être ceux adoptés par d’autres villes françaises, et donc à l’échelle du pays. 

Il faut y ajouter le bilan nul, au regard de ses objectifs initiaux, de la coopération avec l’Etat marocain ainsi que son effectivité rendue impossible avec ladite « crise des visas » à partir de septembre 2021. 

Rouage n°3 : l’envoi d’Obligations de Quitter le Territoire Français (OQTF)

Prise comme exemplaire de l’orientation retenue, reposant exclusivement sur la criminalisation des jeunes marocains, la « cellule MNA délinquants » apparaît comme l’outil d’une intensification de la répression. 

Le troisième rouage participant au même engrenage est l’outil administratif préalable à toute l’expulsion, à savoir la remise d’une Obligation de Quitter le Territoire Français, connue sous son sigle OQTF. Son évocation nous reconduit à Paris durant l’année 2020 au cours de laquelle elles sont délivrées de manière massive aux jeunes approchant de l’âge de 18 ans, avec une recrudescence nette pendant le confinement. A l’instar de la coopération policière avec le Maroc, l’appréciation du bilan de ce dispositif ne se mesure pas aux « reconduites à la frontière 13» mais à ses effets induits. L’OQTF doit s’entendre comme une épée de Damoclès planant à tout instant dans la vie quotidienne des « sans-papiers » tant les « interactions » avec la police peuvent être fréquentes. Cet outil sert à créer un état d’inquiétude permanente et de peur du moindre contrôle pouvant conduire à l’enfermement en centre de rétention. Ce dernier est craint car sa durée est arbitraire, pouvant être prolongée de manière administrative, sans compter son caractère redoutablement oppressif14. Concernant les jeunes marocains à la Goutte d’Or, la réception d’une OQTF produit un effet supplémentaire : la prise de conscience qu’aucune installation n’est envisageable dans ce pays car ses autorités organisent cette impossibilité en même temps que celle d’une régularisation. L’incompréhension est à son comble pour ceux qui ont déployé des efforts pour ne pas commettre de délits ou ne pas récidiver. L’envoi massif des OQTF correspond au moment charnière conduisant à l’intensification de la logique répressive visant à faire disparaître la présence des tout jeunes harragas marocains. Il correspond aussi à un moment charnière du point de vue de ces derniers. En effet, ceux qui les reçoivent appartiennent à ce que l’on pourrait identifier comme la première cohorte arrivée en 2016-2017, qui fait l’objet certes d’une répression policière, mais dépourvue des violences judiciaires et pénitentiaires. Une partie des gardes à vue s’effectue sans déferrement tandis que les déferrements ne conduisent qu’à très peu de condamnations. Ce premier groupe comprend qu’aucun horizon ne s’ouvre en France du fait de la perspective de l’expulsion. En son sein, certains décident de quitter la France quand d’autres restent et finissent par être incarcérés. L’envoi massif de ces OQTF produit, au-delà de ceux qui sont visés nominalement, des effets sur les jeunes appartenant aux deux cohortes suivantes, arrivées en 2019-2020 et 2020-2021. Contrairement à ceux qui les précèdent et qui ont pu nourrir un espoir, ils comprennent d’emblée le traitement qui leur est réservé, d’autant que les OQTF ont été adressées aux jeunes pourvus ou non d’un casier judiciaire15. Face à ces OQTF, prenant place dans l’arsenal exposé, il leur reste alors comme seul horizon d’éviter la France ou d’en faire une étape risquée vers un autre pays européen, ce dont témoigne la réalité de tant de vies abimées et brisées. 

A suivre…

| Par Samia Moucharikchercheure indépendante 

PS : Les avis exprimés dans cette rubrique ne représentent pas nécessairement les opinions du média ENASS.ma

  1. La précaution dans la lecture de ce bilan est de mise. Un grand nombre de gardes à vue débouchant sur une remise en liberté peut signaler une pratique abusive de l’arrestation. Par ailleurs, aucun nombre de mises à l’abri d’urgence n’accompagne ce résultat brandi, alors qu’elles devraient être systématiques dans le cas de si jeunes et vulnérables personnes.  ↩︎
  2. Rachida El Azzouzi, Mathilde Mathieu, op.cit. ↩︎
  3.  Il avance ainsi que les « MNA » représentent les 2/3 des 4000 mineurs déférés pour représenter les ¾ des déferrements en 2020. Louis Couvelaire, « Mineurs isolés : les deux réseaux démantelés dans la Seine-Saint-Denis », Le Monde, 5 mai 2021. ↩︎
  4. Zineb Dryef, « Les préconisations de la mission d’information parlementaire sur les mineurs non accompagnés », Le Monde, 10 mars 2021.  ↩︎
  5.  Et avec eux des Algériens qui se distinguent d’eux par une moyenne d’âge plus élevée. ↩︎
  6.  Emilie Trevert, « A Bordeaux, ces « mineurs » isolés qui inquiètent », Le Point, 19 novembre 2020. ↩︎
  7. https://www.gironde.gouv.fr/contenu/telechargement/32792/233103/file/Plan+D%C3%A9partemental+de+Pr%C3%A9vention+de+la+D%C3%A9linquance+2020-2024+-+Gironde.pdf ↩︎
  8. Angélique Négroni, « Mineurs isolés au commissariat de Bordeaux, l’action ciblée de la cellule MNA porte ses fruits », Le Figaro, 31 janvier 2022 ↩︎
  9. La suspicion quant à l’âge des jeunes étrangers venus seuls en France est une règle en vigueur depuis au moins plus d’une décennie et qui a conduit à une ingénierie raciste dont l’un des instruments est le test osseux. ↩︎
  10. « Mais, face au refus de toute prise d’empreintes, la cellule MNA a dû innover et créer, avec l’assentiment du parquet, un « procès-verbal de contexte de majorité ». En s’appuyant sur l’expérience des médecins légistes, les policiers ont appris à traquer sur les visages les signes de vieillissement incompatibles avec une minorité revendiquée. Rides de lapin, du front et pattes d’oie sont ainsi consignées sur les PV adressés aux magistrats. ».  ↩︎
  11. https://www.lefigaro.fr/politique/darmanin-et-dupond-moretti-louent-la-synergie-police-justice-sur-les-mineurs-isoles-20220522 ↩︎
  12. Christophe Daadouch, « « X se disant » : l’incarcération des mineurs isolés étrangers », Plein Droit, n°138, octobre 2023.  ↩︎
  13. Les expulsions effectives sont très réduites au regard du nombre d’OQTF émises en France chaque année, limitées pour des raisons logistiques et des délivrances non systématiques de laissez-passer par les consulats lorsque la nationalité est établie. Il faut ajouter que les « reconduites à la frontières » sont effectuées en grande partie depuis la colonie de Mayotte. Pour l’année 2023, 137730 OQTF auraient été émises pour 22704 « sorties de territoire » enregistrées.  ↩︎
  14. Ce caractère peut se deviner en lisant avec saisissement le récit d’un Algérien qui aura passé plus de six ans en prison, victime de la justice « antiterroriste » en France, notamment en quartier d’isolement, et qui garde de ses quelques jours passés en centre de rétention le souvenir de n’avoir pas ressenti un stress d’une telle intensité.  Kamel Daoudi, « Je suis libre … dans le périmètre qu’on m’assigne », Les éditions du bout de la ville, 2022. ↩︎
  15. Sachant que l’effacement du casier judiciaire est un droit à la majorité.  ↩︎
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