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À Talat N’Yacoub, la révolte des survivants du séisme

Talat N’yacoub est la première commune en nombre de victimes du séisme. En 2024, elle a connu le plus grand nombre de protestations contre les mesures gouvernementales. Dans cette localité, la révolte ne faiblit pas.Reportage dans l’épicentre de la révolte.

Texte par Imane Bellamine (Al Haouz) et Salaheddine Lemaizi (Casablanca) 

Vidéo Anass Laghnadi 

Avant le séisme, Talat N’yacoub était déjà sinistrée. Cette commune rurale comptait 9180 habitants en 2023 et 2200 ménages. La taille des ménages est de 4,2 personnes. Le séisme a décimé une centaine de personnes de cette communauté. Si le taux de pauvreté monétaire est de 2,8%, la pauvreté multidimensionnelle est de 10,7% selon le HCP. L’intensité de privation des pauvres est de 39,9%. Le taux de vulnérabilité dépasse les 15%. 

Le taux d’analphabétisme bat des records. 60% chez les femmes !

Le taux d’analphabétisme bat des records. 60% chez les femmes ! 43,5% parmi l’ensemble de la population, soit le double du niveau national. À Talat N’yacoub, seule 4% de la population avait atteint un niveau de scolarité de secondaire qualifiant. La prévalence du handicap est importante dans la commune rurale, 7,5% de la population sont touchés par une des formes d’handicap. 

À ce contexte socio-économique sinistré, s’est ajoutée une gestion calamiteuse des affaires publiques. Le président de la commune rurale de Talat N’yacoub a été poursuivi en justice pour « dilapidation des deniers publics ». Il a été condamné à la prison ferme en 2024. Et puis vint la catastrophe naturelle, du 8 septembre.   

Cette commune rurale faisant partie de la province d’Al Haouz est aujourd’hui l’épicentre de la révolte contre les mesures gouvernementales et les promesses non tenues par l’Exécutif et les autorités locales. Talat N’yacoub est un passage obligé pour visiter les zones du séisme au Haouz. Journalistes et associatifs s’y rendent nombreux pour ce premier (triste) anniversaire du séisme du 8 septembre. 

Ce 28 août 2024, la terre gronde à nouveau.

Le long de ce trajet, on peut observer quelques travaux. Des tractopelles et des ouvriers s’efforcent de tailler la montagne pour élargir une route déjà difficilement praticable. La terre est sèche en raison du manque de pluie et les ruines des maisons sont témoins d’une reconstruction promise mais non achevée. Ce 28 août 2024, la terre gronde à nouveau. Une centaine d’habitants marchent dans le village pour exprimer leur mécontentement et leur désarroi.

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En attente des promesses royales 

Il est midi au centre de Talat N’yacoub, un premier groupe de jeunes se rassemblent répondant à un appel lancé sur une page Facebook et relayée par le Collectif civil pour la montagne (CCM). Des citoyens de toute la région se rassemblent pour dénoncer « l’inaction du gouvernement » et réclamer « des solutions immédiates pour redémarrer la reconstruction ». Des banderoles et des pancartes sont brandies.  

Au micro, une militante s’adresse avec passion à la foule en amazigh, exhortant les habitants à rejoindre le sit-in. Elle leur rappelle que cette lutte est la leur, qu’ils réclament des droits fondamentaux : un toit, l’accès à la santé et à l’éducation. Peu à peu, les gens se rassemblent, et les slogans commencent à résonner, dirigés par Saïd Aït Boumehdi, un artiste et militant de la région. 

Les manifestants entonnent : « Nous dénonçons la marginalisation et l’abandon de la population dans cette région », « Nous, habitants de Talat N’Yacoub et des autres villages, demandons au ministère de l’Intérieur et à celui de l’Agriculture d’ouvrir une enquête sur le sort de l’aide censée être destinée aux agriculteurs et aux résidents ». 

Saïd Aït Boumehdi nous explique les raisons de la colère : « Nous sommes ici pour réclamer ce que le Roi nous a promis. Nous n’avons rien obtenu jusqu’à présent. Où sont les responsables ? À qui devons-nous nous adresser pour savoir si nous faisons partie des victimes de ce séisme ou non ? » s’écrie-t-il avec amertume. 

À noter qu’un mouvement social, isolé mais combatif est mené par les habitants des régions sinistrées depuis le 2 octobre 2023. Plusieurs manifestations ont eu lieu à Taroudant et Al Haouz. Des sit-in ont eu lieu devant le Parlement à Rabat, dont une action récente menée en juillet 2024.  

« Nous sommes oubliés, comme nous l’étions avant le séisme ».

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Saïd nous explique que les procédures d’aide pour la reconstruction sont « floues ». Certains, qui ont perdu leur maison, se sont vu refuser l’aide sous prétexte qu’ils ne sont pas « considérés comme résidents du village ». « Nous voulons des routes, des hôpitaux, et des écoles. Aujourd’hui, nous sommes oubliés, comme nous l’étions avant le séisme », poursuit-t-il.

Pour Saïd, la région d’Al Haouz est comme « un orphelin, sans voix, notamment des hommes et femmes politiques qui se soucient peu de la région ». Pour illustrer son propos : « Ceux dont les maisons ont été entièrement détruites ont seulement reçu une promesse de 80 000 dirhams, alors qu’ils devraient normalement en recevoir 140 000 », ajoute-t-il. D’après les témoignages, la première tranche d’aide était de 20 000 dirhams, suivie d’autres versements, mais une grande majorité n’a pas encore reçu ces fonds. 

« Je suis allé à pied jusqu’à Marrakech pour parler de mes droits et comprendre ce qui se passe. Je n’avais pas les moyens de me déplacer autrement ».

« Je suis allé à pied jusqu’à Marrakech pour parler de mes droits et comprendre ce qui se passe. Je n’avais pas les moyens de me déplacer autrement, alors j’ai décidé d’y aller à pied. Mais en vain, je vis toujours sous une tente », raconte un homme âgé de 70 ans, lui aussi participant au sit-in. Vers 13 heures, le sit-in se transforme en marche vers le siège de l’autorité locale (le caïdat). 

En route vers Rabat

Ighil le 28-08-2024. Crédit photo: I.B ENASS

Les manifestants se dirigent vers ce siège de l’autorité administrative puis faire le tour du village. Un trajet déjà réalisé plusieurs fois ces derniers mois. Récemment, les habitants ont tenté de marcher à pied jusqu’à Rabat. « Nous voulions aller à Rabat, mais ils sont venus nous arrêter. L’autorité nous a promis que la situation serait résolue. Trois mois plus tard, rien n’a changé. Si nos demandes ne sont pas entendues, nous irons à Rabat. Ce sera la prochaine étape », promet ce militant, décidé à atteindre la capitale pour faire entendre. Après notre reportage, Said a été arrêté le 5 septembre par les autorités suite à une plainte d’un citoyen. Selon des sources locales, il devrait être libéré ce vendredi 6 septembre. Une information encore à confirmer.   

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Durant la manifestation, nous observons un village figé dans le même état de délabrement. Les habitants dépannent des « équipements publics » créés en mode survie. Une cabine de toilettes et des douches ont été bricolées pour servir l’ensemble de la communauté. L’intimité des lieux n’est plus de mise. Les petites tentes des survivants avec des bâches en plastique noire ont désormais des portes en fer récupérée parmi les décombres des maisons, signe que l’attente sera longue. 

Ighil le 28-08-2024. Crédit photo: I.B ENASS

Le paysage est quasiment inchangé depuis le 8 septembre 2023. La différence réside dans l’atmosphère. Les odeurs de sang et de la mort ont cédé la place à celles de la précarité et de la misère des victimes du séisme. La reconstruction avance très lentement, au même rythme qui a marqué le développement des zones montagneuses depuis l’indépendance du Maroc… 

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