En hommage à Ahmed Ghazali

Le mouton et la baleine

Le 26 juillet dernier, le dramaturge Ahmed Ghazali nous quittait brutalement. Sa pièce, Le mouton et la baleine, évoque un sujet toujours d’une douloureuse actualité.

Ahmed Ghazali

En plein détroit de Gibraltar, Le Caucase, un vieux et minable cargo de la marine marchande russe fait face à une tempête en pleine nuit de l’Aïd Kebir et heurte l’embarcation de candidats au hrig. Parmi ceux qui sont repêchés, un vivant et plusieurs morts. Que faire ? À bord, le capitaine Rogatchev veut déposer les corps à Tanger, mais toute la ville ne pense qu’à la fête. Le Russe s’époumonne : « Vos compatriotes, Monsieur… » En réponse, il n’entend que « mouton ».De leur côté, Hassan et Hélène qui cherchaient à pimenter leur vie en voyageant sur ce type de bateau – « une façon de voyager plus authentique » – se déchire : lui réalise qu’il est du même sang que celui qui se répand sur le pont, et ce voyage est pour lui un retour ; pour elle, il s’agit juste de se « mettre à la place d’un Africain affamé ou d’un musulman qui fait le ramadan […], question de volonté ». Enfin, dans la cale, un clandestin se terre, craignant d’être jeté par-dessus bord par un équipage qui craint pour son travail. Il refuse de dire son nom et raconte « en Afrique, quand un jeune commence à penser et poser des questions, on lui donne une potion. Quand il boit cette potion, il perd la mémoire, il ne sait plus d’où il vient ni comment il s’appelle, et son corps ne connaît qu’un seul mouvement, celui de marcher au nord ». Un médecin, quelques marins, font part de leur philosophie désabusée. De l’autre côté du bord, une baleine surgit de l’eau…

Un cri face à l’absurdité du monde

Le mouton et la baleine, n’est pas seulement un texte, drôle et grinçant, sur cette question de société majeure ni ses implications politiques. C’est un texte sur l’incompréhension. Les personnages hurlent sans pouvoir s’entendre. Leurs appels n’atteignent ni les oreilles ni les cœurs. Les non-dits et les mensonges traversent chacune des histoires. Au final, chacun est seul face à ses aspirations. Ahmed Ghazali campe des scènes efficaces, qui font converger chacune des trames vers un final qui a la puissance d’un cri. « Il y a ici, dans la structure de la pièce, dans son récit, dans ses personnages et dans son hurlement, des éclats de diamant brut », écrivait en préface Wajdi Mouawad, qui a été le premier metteur en scène de la pièce en 2001 à Montréal, et pour qui ce texte est de la « dynamite ». La pièce a obtenu en 1999 le prix des Journées d’auteurs au Théâtre des Célestins de Lyon, en 2001 le prix SACD de la dramaturgie de langue française, puis, en 2003, le prix Sony Labou Tansi des lycéens.

Ahmed Ghazali était né en 1964 et avait d’abord été ingénieur géophysicien. Sa passion pour la philosophie marque ses pièces – que nous aimerions voir (ré)éditées au Maroc : Mellah ou N’être que poussière (2020), une très belle pièce sur la mémoire juive du Maroc, Tombouctou 52 jours à dos de chameau, conte saharien d’aujourd’hui (2005, édité en espagnol par Icaria), une réflexion sur le passage, ou encore Le consommaphobe, L’eucalyptus monte au ciel… Dans Tombouctou 52 jours à dos de chameau, il proposait une rêverie sur le mot sâhat et relevait que « contrairement au latin, langue urbaine par excellence, l’arabe a forgé ses premiers mots et concepts dans le désert… ». Il était aussi muséologue muséographe et a travaillé sur l’écomusée minier de Jerada, le musée régional du Rif et le parc de la Préhistoire de Sidi Abderrahmane à Casablanca. Il vivait à Barcelone où il animait, avec son épouse Mireia Estrada, l’association Jiwar, une résidence internationale d’artistes et de chercheurs sur la créativité urbaine.

À son épouse et à ses enfants, nous adressons toutes nos pensées.

Kenza Sefrioui

Le mouton et la baleine (2001)
Ahmed Ghazali

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