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De Tata à Zagora, la pastèque a détruit les Oasis 

L’éruption et l’extension des cultures agricoles fortement consommatrices d’eau comme la pastèque ou l’avocat questionnent le bilan social, politique et écologique du modèle agricole marocain. Des experts et des acteurs de terrain apportent leurs réponses. 

Par Salaheddine Lemaizi

Réunis à l’occasion de l’avant-première du mini-documentaire « L’avocat au Maroc : Exporter l’eau et importer la soif », co-produit par ENASS.ma et la Fondation Heinrich Böll, bureau de Rabat, cette rencontre tenue le 8 novembre 2024 sous le signe du « Club des lecteurs de ENASS » a permis de porter un regard critique et analytique sur les cultures hyper-consommatrices d’eau, notamment la pastèque et l’avocat. 

L’ensemble des intervenants s’accordent sur le « la non durabilité des choix agricoles au Maroc ». Un constat qui se base sur un lourd bilan social, écologique, économique et politique. ENASS a invité Rachid El Belghiti, journaliste et producteur originaire de Tata ; Najib Akesbi, universitaire et agroéconomiste et Mohamed Tahar Srairi, universitaire spécialiste de ces questions.  

« Le feu brûle dans les Oasis »

Rachid El Belghiti, journaliste, acteur de la société civile dans la province de Tata et animateur de l’Appel de Tata, a disséqué les étapes de l’évolution de la culture de la pastèque dans sa région, ainsi qu’à Zagora dans le sud-est.

El Belghiti : « Le PMV produit une géographie de la soif de Tata jusqu’à Zagora ».

Il démarre son analyse par un regard macro sur la politique publique agricole. « Le Plan Maroc Vert est une tâche noire pour le secteur agricole marocain et pour notre province. Ce plan a produit une géographie de la soif de Tata jusqu’à Zagora », observe-t-il à partir de ces nombreux terrains journalistiques dans ces zones. 

El Belghiti : « Notre géographie oasienne brûle à cause de la pastèque ».

En plus d’une connaissance en tant que journaliste et activiste, El Belghiti parle de sa région avec émotion. « Je suis un enfant de cette région. J’ai suivi comment nos terres ont pris feu, au sens propre et au figuré. Notre géographie oasienne brûle à cause de la pastèque », poursuit-il. 

Depuis 2022, la culture de la pastèque connaît des restrictions de productions en raison de décisions gouvernementales et provinciales dans le contexte de la sécheresse.

Avant d’aller plus loin, rappelons quelques données sur la production de la pastèque et son exportation vers les pays de l’Union européenne (UE). La production d’un seul hectare de cette variété de cucurbitacées nécessite en moyenne 8.000 litres d’eau, soit 200 litres pour un kilo de pastèque. Mais le Maroc demeure le deuxième fournisseur de l’UE devant les Pays-Bas. Jusqu’au mois de 2024, le Maroc a exporté 85, 09 millions de kilos de pastèques vers les États membres de l’UE soit 13,34% du total des importations de cette zone pour une valeur de 75 millions d’euros. Ces quantités sont en forte baisse de 50% sur une année. Depuis 2022, cette culture connaît des restrictions de productions en raison de décisions gouvernementales et provinciales dans le contexte de la sécheresse. Cette action est-elle tardive après que le feu eut été déjà enclenché dans les oasis de Tata et de Zagora ? 

Trois changements sociaux  

El Belghiti qui anime un espace de dialogue participatif à Tata nommé « Amchawar » rappelle les essences des oasis en tant qu’espace géographique mais aussi anthropologique : « Les oasis ne sont pas une création naturelle mais une invention humaine, intelligente, basée sur une organisation humaine, sur la sobriété et sur la solidarité », rappelle-t-il.  

El Belghiti : « La culture de la pastèque a cassé l’ingénierie, le savoir-faire, l’entraide, l’homogénéité et l’harmonie dans les oasis.

Pour ensuite rappeler les conséquences de cette culture sur cet espace de vie : « La culture de la pastèque a cassé l’ingénierie, le savoir-faire, l’entraide, l’homogénéité et l’harmonie dans les oasis. Cette culture a cassé cette société d’abeilles et de fourmis humaines, si je peux faire ce parallèle. La pastèque a tout cassé ».

Dans le détail, El Belghiti voit dans cette culture trois transformations, de dimension sociale et écologique. La première transformation et c’est la plus manifeste, serait la perte de la ressource en eau, denrée rare dans cette région désertique. « Nous avions de l’eau superficielle et une nappe phréatique produite grâce aux sources d’eau venues de l’Anti-Atlas depuis des siècles. En un laps de temps très court, les agriculteurs de la pastèque ont siphonné toute cette eau si précieuse. Ils ont introduit la soif dans les oasis. Le paysan avait de l’eau dans son robinet et de l’eau pour l’irrigation grâce au système ingénieux des khatarat, tout cela s’est arrêté », décrit ce journaliste d’investigation. 

Cette situation a accéléré la dépopulation de la province. La province connaît une baisse continue de sa population depuis 2004 et ceci se confirme avec les chiffres des résultats du Recensement général de la population de l’habitat (RGPH). 

La province de Tata fait partie des territoires du royaume qui ont connu une baisse de leur population, à contrario avec la tendance nationale. La population de la province a baissé de 2,6% passant de 114 758 à 111 757 habitants en dix ans. En milieu rural, la baisse est plus importante, elle est de 6,2% entre 2014 et 2024. La population en milieu rural à Tata à perdu 4777 habitants.  

« Le stress hydrique est devenu le moteur de migration vers d’autres provinces », analyse El Belghiti. L’autre conséquence de ce changement est la pollution des eaux souterraines, information donnée et confirmée par les officiels sur le plan provincial dès 2014, en raison de l’usage déraisonné des pesticides.  

Deuxième changement  d’ordre sociétal, « les changements sociaux induits par cette culture sont d’ordres socio-anthropologique. Le modèle agricole ne serait pas qu’économique, le PMV instaure un nouveau modèle politico-social dans nos régions ». El Belghiti estime que « de nouvelles valeurs ont été introduites. L’oasis n’était pas un paradis et les gens n’étaient pas des anges, mais en même temps, ces zones et ces habitants avaient des valeurs ancestrales qu’ils portaient. Or aujourd’hui, la corruption et les malversations ont pris racine dans le cadre du circuit de la pastèque ».  

Pour illustrer son propos, El Belghiti donne l’exemple de l’évolution des terres collectives suite à l’arrivée des investisseurs de la pastèque. « Les terres collectives ont été exploitées de manières détournées par les agriculteurs de la pastèque. Auparavant Les responsables des terres collectives étaient plutôt des gens honnêtes. Aujourd’hui, tout se vend et tout s’achète, les autorisations, les permis. Même la perception de la terre et son rôle ont changé », regrette-t-il.  

Disparités économiques et de genre

Des observations confirmées par Larbi El Hafidi, originaire de la région de Zagora et membre du secrétariat d’ATTAC Maroc : « La pastèque demeure étrangère à la région de Zagora, elle est portée par des investisseurs agricoles qui cherchent le profit sans limites tout en socialisant les dégâts environnementaux ». Le constat de ce militant rejoint celui de scientifiques internationaux ayant travaillé sur cette zone. « Une étude récente d’une anthropologue américaine Jamie Fico a montré que cette culture a dénaturé les oasis dans tous leurs aspects », annonce Mohamed Tahar Srari, professeur universitaire. 

L’article scientifique paru dans The Journal of North African Studies intitulé « Frontiers of fortune : mobilising land, water, and collective identity for watermelon production in Southeastern Morocco ». L’autrice a conclu que : « […] Plutôt que de contribuer au développement global de la région, la production de pastèques a approfondi les disparités économiques et entre les sexes au sein de la communauté en privilégiant un petit groupe d’agriculteurs ayant accès au capital. Bien que les autorités aient restreint la production de pastèques en 2023, les grands investisseurs ont simplement déplacé la production, laissant les petits agriculteurs faire face à un marché volatile tout en essayant de préserver la terre, l’eau et l’identité collective de la région ». 

La troisième conséquence est le passage de la petite paysannerie locale vers le travail agricole précaire. « Cette nouvelle précarité a été introduite en raison de la pastèque. La paysannerie est devenue main d’œuvre saisonnière surtout, les femmes travaillent 50 DH/jour. Certaines peuvent perdre la vie dans des accidents de la route comme ceux auxquels nous assistons depuis des années à Chtouka Ait Baha dans le Souss », compare-t-il.  

El Belghiti conclut son propos par un appel à poursuivre les travaux de recherches et d’investigation. Les raisons de son appel : « L’avocat ou la pastèque sont les producteurs d’une soif et d’une sécheresse non seulement écologiques mais aussi sociales, politiques et culturelles C’est pour cette raison que le travail journalistique et la recherche scientifique doivent être poursuivi ». 

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