« L’expérience migratoire comme une critique radicale »
ENASS.ma publie l’article du chercheur marocain, Montassir Sakhi* : « Colonisation, immigration et frontiérisation : Perspectives contemporaines des gauches marocaines et tunisiennes », une publication de la Fondation Rosa Luxembourg (RLS), Afrique du nord. Nos remerciements à l’auteur et à la RLS Tunisie pour le partage de cet article. Partie 3.

Par Montassir Sakhi, Anthropologue
Citoyenneté : Soutien des mobilisations en Tunisie du temps de l’autoritarisme et sensibilisation sur les droits des migrants racisés en France
« En 1995 un congrès est organisé pour changer le nom de l’UTIT. Nous avons rajouté une dimension essentielle au travail précédent : la question de la citoyenneté entre les deux rives. En Europe et en Tunisie. Il s’est développé une nouvelle dynamique des luttes communes et nous avons relayé les mobilisations ayant lieu en Tunisie. Par exemple, en 2008, nous avons soutenu les mobilisations du bassin minier de Gafsa. Nous avons commencé à travailler en commun avec l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) et des associations de la société civile sur les deux aspects de la lutte pour la démocratie et les droits.
De l’autre côté, en Tunisie avant 2011, c’était plutôt l’UGTT qui relayait les demandes des Tunisiens résidents à l’étranger. Le syndicat avait un programme et surtout un responsable de la question migratoire au sein de son bureau exécutif. Depuis au moins le début des années 1970, l’UGTT a pris des initiatives pour la défense des droits des travailleurs tunisiens résidant à l’étranger. Le syndicat a créé des relations avec des organisations à l’étranger à cette fin. Je me souviens des années 1980, à l’époque où le chef de l’UGTT Habib Achour était en prison ainsi que Tayeb Bachouch, il y avait l’UTIT qui a fait plusieurs activités en soutien des prisonniers et elle a rassemblé des organisations et syndicats français pour la solidarité. C’était dans le cadre de la commission 26 janvier (lajnat 26 janvier 1978) à la suite du massacre et de la révolte de 1978 qui a eu lieu en Tunisie. J’étais membre de cette commission. Depuis, et pendant toutes les années 1980, nous organisions en France la commémoration annuelle de ce massacre odieux.
Les principales demandes relayées par l’UGTT étaient les droits des migrants en Europe, car elle considérait les migrants comme des travailleurs. De notre côté, nous diffusions les problèmes des Tunisiens qui vivent à l’étranger. En Tunisie comme au Maroc. Car toutes les familles ont des membres travailleurs ou migrants à l’étranger. Si ce ne sont pas les membres directs, ce sont les membres de la famille élargie. Donc quand il y avait une affaire de racisme, il y avait une solidarité immédiate qui s’organisait. Ça a également un lien avec notre mémoire collective marquée par la colonisation ».
La prise en compte de la question de la harqa devant le silence des organisations en Tunisie
Pour revenir à l’immigration illégale, j’ai le sentiment que cette question reste étrangère à la gauche à l’intérieur de la Tunisie. C’est comme si l’immigration ne la concernait pas. Et ceci est une grande erreur. Parce que le principe doit être indivisible dans la lutte. Celui de l’égalité, la démocratie et des droits de l’homme. Mais quand il s’agit de l’immigration, ces principes disparaissent. Comme si les migrants doivent bénéficier seulement d’une aumône au lieu d’être des sujets de droit. En Tunisie, rares sont les associations qui portent cette cause. Aujourd’hui il y a le FTDES (Forum tunisien des droits économiques et sociaux). (…) Mais les associations des migrants en général, et la FTCR en particulier, ont cette conscience à propos de l’immigration. Bien sûr, quand cette question s’est posée après l’entrée en vigueur du système des visas, il y a eu cette prise de conscience et surtout des prises de paroles en faveur des migrants. Il n’y a pas si longtemps, du temps de l’ancien président Caïd Essebsi, l’UE a signé un nouvel accord pour plus de fermeture des frontières avec la Tunisie. Et les associations de l’immigration se sont mobilisées contre cette décision. Nous avons refusé. Car la question de base c’est la liberté de circulation. C’est un principe essentiel. Je me souviens aussi de la dynamique des Forums sociaux où nous avons participé et promu ce droit. Je me souviens de 2006 à Bouznika (Maroc) et ailleurs.
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Je donne l’exemple de 2011 : au moment de la révolution, des milliers de Tunisiens ont traversé la méditerranée. Tout le travail de notre association au moment de la révolution était centré sur les haraqa (migrants irréguliers). C’est-à-dire des questions que nous ne connaissions pas auparavant. Nous nous sommes occupés de l’humanitaire, de leur santé et de l’hygiène. Nous avons alors signé une convention avec Médecins du Monde en France. Ses membres venaient deux fois par semaine pour donner des soins aux jeunes migrants dans nos locaux. Nous avons fait une autre convention avec Les Restos du Cœur qui nous donnait des bons de restauration que nous leur distribuions. D’autres asso nous ramenaient des habits, etc. Bref, c’était pour répondre au besoin des migrants arrivés après la traversée de la Méditerranée. (…) Nous avons déjà une section d’aide juridique au sein de l’asso. Donc nous avons accompagné ces jeunes également en mettant en place une permanente juridique. C’est pour aider à avoir les papiers mais aussi les accompagner pour trouver du logement, lutter contre le licenciement et l’exploitation au travail. La principale question pour nous c’était la régularisation des sans-papiers ».
« Une révolution culturelle » : l’expérience migratoire comme une critique radicale
« L’Homme qui ne circule pas n’est pas libre. C’est le principe de la liberté qui est remis en cause par le visa et le refus des visas. Mais c’est ça la question de la culture. Quand je dis la culture, je n’entends pas la musique, le théâtre, etc. Je parle d’un projet général de la culture. Le projet culturel signifie l’activité de la pensée, de la conscience. C’est un tout la Culture. La Révolution culturelle. C’est le terme qu’il faut utiliser, car « projet » réduit le sens du mot « Révolution culturelle ». Une révolution c’est ce qui signifie que l’Homme cesse d’être enfermé, limité, immobilisé. Pourquoi les gens restent enfermés et limités ? Parce que la société est enfermée, limitée, bloquée.
« Ce sont surtout les migrants sans papiers qui souffrent plus que tout. Tu imagines des gens qui restent 25 ans sans pouvoir revenir chez eux. Sans pouvoir enterrer leurs morts, leurs parents, leurs proches ».
(…) Ce sont surtout les migrants sans papiers qui souffrent plus que tout. Tu imagines des gens qui restent 25 ans sans pouvoir revenir chez eux. Sans pouvoir enterrer leurs morts, leurs parents, leurs proches. J’en ai connu plusieurs qui n’ont pas pu enterrer leurs parents, leurs frères et sœurs. C’est une grande tragédie. Une immense tragédie. Les gens qui ont les papiers, c’est moins pire. Ces derniers, même quand ils n’ont pas de l’argent ils peuvent faire des prêts, mais ceux n’ayant pas les papiers c’est une tragédie. Et puis les gens qui ne peuvent pas avoir les visas pour se rendre chez leurs proches. Mais il y a des degrés dans la tragédie. Les sans-papiers c’est la pire des situations. Et même quand les migrants réussissent à avoir la nationalité, leurs parents demeurent interdits. C’est que ce sont des faux-européens. Européens de deuxième choix. Européens de deuxième catégorie. C’est qu’ils n’ont pas les mêmes droits alors même qu’ils ont la nationalité.
« J’en ai connu plusieurs qui n’ont pas pu enterrer leurs parents, leurs frères et sœurs. C’est une grande tragédie ».
C’est un chantage, contre les sans-papiers. C’est un jeu politique, car au fond les sans-papiers ne représentent aucune menace, bien au contraire, ils participent positivement à gonfler l’économie des pays européens. Car ils travaillent dans des métiers que même les migrants ayant des papiers refusent de faire. Des travaux durs et des salaires bas. Et en plus de ça, ils consomment au sein de ces pays européens. Ils laissent là-bas tous ce qu’ils « gagnent ». »
« Et même quand les migrants réussissent à avoir la nationalité, leurs parents demeurent interdits. C’est que ce sont des faux-européens. Européens de deuxième choix ».
S’opposer au racisme, autant en France qu’en Tunisie
« Si la gauche avait la force qu’il faut et les principes dont nous avons discuté, le président [tunisien] n’aurait pas eu la possibilité de dire ce qu’il a dit à propos des subsahariens ni de passer les accords avec l’Europe ».
« Pour la gauche en Tunisie, au moins, que ses membres prennent des engagements et des décisions claires. Quand on voit la montée des discours contre les subsahariens, les partis de la gauche doivent être unis et ne pas hésiter une seconde à manifester quotidiennement et à sensibiliser. Il n’y a pas de cause plus importante que celle portant sur les principes de l’égalité. Donc la gauche doit se manifester quand il s’agit de telles questions. Rien n’est plus prioritaire que ça. C’est scandaleux ce qui s’est passé en Tunisie à propos des subsahariens. Face au racisme qui s’est diffusé, il faut des campagnes ininterrompues de la gauche. Pour sensibiliser, y compris les gens lettrés et diplômés, car ils peuvent être sans conscience. C’est pour cela que je vous ai parlé de la révolution culturelle.
Si la gauche avait la force qu’il faut et les principes dont nous avons discuté, le président n’aurait pas eu la possibilité de dire ce qu’il a dit à propos des subsahariens ni de passer les accords avec l’Europe. Car la réponse doit être des manifestations massives dans la rue. De même pour l’accueil du gouvernement de l’extrême droite italienne. Ce sont des choses inséparables. Il y a une fatigue dans la gauche, incapacité à prendre en charge ces questions, celles des familles des disparus également. Mais malgré cet état des choses, l’héritage de la gauche est international. Cela doit inspirer pour reprendre la lutte.1 »
*Montassir Sakhi, né en 1988 à Rabat, est anthropologue, chercheur postdoctoral à la KU Leuven. Ses recherches portent sur les mobilisations dans le monde arabe après 2011 et les politiques antiterroristes en Europe. Ils mènent des travaux de recherche sur la frontière et la répression de la mobilité. Il est l’auteur de l’ouvrage : « La révolution et le dijhad : Syrie, France, Belgique », publié chez La Découverte (2023).
La publication initiale de cet article a été soutenue par la Fondation Rosa Luxemburg bureau Afrique du Nord. Les auteurs de cette publication portent l’entière responsabilité de son contenu et ne reflète pas obligatoirement l’opinion de la rédaction de ENASS.
Lien original de la publication (avril 2024) à télécharger ici
https://rosaluxna.org/fr/publications/colonisation-immigration-et-frontierisation-perspectives-contemporaines-des-gauches-marocaines-et-tunisiennes/
- Entretien réalisé à Qsour Essef, Tunisie par Montassir Sakhi et Wael Garnaoui. Février 2024. ↩︎