À Tanger, Récit d’un déplacement forcé de migrants

Jeunes migrants a casa

A Tanger, les arrestations et les déplacements forcés des personnes migrantes se poursuivent quotidiennement. ENASS a recueilli le témoignage d’un exilé refoulé de Tanger à trois reprises en un mois. Glaçant. 

Les déplacements se font à bord d’autocars de Tanger à Tiznit ou Béni-Mellal. Source l’AMDH.

Il a 31 ans et il vit au Maroc depuis 2011. Il mène une carrière d’artiste sillonnant plusieurs villes marocaines, tout en étant basé à Tanger. « Le jour de mon arrestation j’allais rejoindre mon groupe musical pour une répétition », se rappelle ce jeune homme. Et d’ajouter : « Arrivé près du Cinéma Rif, deux personnes m’interpellent se présentant comme agent d’autorité, je leur demande un document pour prouver leur identité. Ces deux individus refusent. A peine ai-je eu le temps de sortir mon téléphone de ma poche pour appeler un ami pour lui demander de l’aide , ils me l’arrachent des mains et m’embarquent dans une fourgonnette des Forces auxiliaires, sans m’expliquer qui sont ces personnes et quels sont les motifs de cette arrestation qui s’apparente à un rapt », se remémore-t-il.

Il est 16h30, le véhicule se dirige vers le quartier populaire de Boukhalef, où réside une partie de la communauté migrante d’Afrique de l’Ouest et Centrale. « D’autres personnes seront embarquées sur la route, uniquement sur la base de la couleur de leur peau noire », poursuit-il. Un délit de faciès désormais courant dans les arrestations en cours à Tanger, Rabat et même Marrakech. 

« D’autres personnes seront embarquées sur la route, uniquement sur la base de la couleur de leur peau noire ».

Il est 18h, les migrants arrêtés ce jour-là sont rassemblés près de la Grande médiathèque de Tanger, au niveau du boulevard My Rachid. « Dans ces environs, un centre que je dirai informel est dédié au tri des migrants avant qu’ils n’embarquent dans des bus pour être déplacés de force à Casablanca, Tiznit ou Béni Mellal », note ce migrant. Il tient à préciser : « Aucune identification officielle n’est réalisée. On ne nous demande pas notre identité, des personnes nous prennent en photo avec leur téléphone. Si un des migrants refusent, il peut être tabassé. On ne sait pas d’ailleurs où vont ces photos et pour quelles raisons elles sont prises », dénonce-t-il. 

« Des personnes nous prennent en photo avec leur téléphone. Si un des migrants refusent, il peut être tabassé » .

À 18h30, « un vieux bus déglingué démarre sur l’autoroute de Tanger vers une destination inconnue. Un jeune migrant est débarqué en plein milieu de l’autoroute au niveau d’Assilah. On ignore où il se trouve actuellement. A mes côtés, il y avait un travailleur migrant qui est coach sportif au sein d’un établissement d’enseignement accrédité à Tanger, détenteur d’une carte de séjour valide. A mes côtés, un Sierraléonais marié à une Marocaine. Leur situation légale ne les a pas protégés de cette expulsion. Leur tort : être noir de peau », continue notre source. D’autres migrants avaient leurs papiers en règle. 

Ce jeune malien est mort sur l’autoroute Tanger-Rabat en 2018 durant un déplacement forcé. AMDH.

Dans le bus les embarquant vers cette destination inconnue, la vingtaine de personnes migrantes ne reçoivent ni eau ni nourriture. Leur bus s’arrête après quatre heures de route à Casablanca. « Ils nous ont fait descendre au milieu de nulle part, à côté de l’autoroute. C’était une zone dangereuse avec un trafic routier important », décrit ce tangérois d’adoption. Ce groupe essaie de rejoindre la gare routière de Casablanca et de prendre des billets pour Tanger. « Au départ, ils ont refusé de nous vendre des tickets pour Tanger. On a trouvé un compromis : prendre un billet pour Larache et de là, prendre un autre autocar pour Tanger », détaille-t-il. 

Arrivés à Larache, ils essuient le même refus pour prendre un ticket pour Tanger. « Il nous a fallu protester durant quelques temps pour qu’enfin on nous laisse embarquer pour Tanger », raconte-t-il. Ces arrestations et ces humiliations qui se déroulent hors de tout cadre légal sont un cauchemar pour ce jeune comme pour des centaines de migrants et migrantes à Tanger. 

Rapport du GADEM, 2018.

Le caractère systématique et organisé de ces refoulements n’est plus à démontrer.  Les rapports « Expulsions gratuites » et ” Coûts et blessures” de l’association le GADEM publiés en 2018 avait documenté ces pratiques avec minutie. Ces pratiques se sont soldées à plusieurs reprises par des drames. Le plus récent, la mort de Jean Bihina, enseignant camerounais à Tanger. En février dernier, il perd la vie sur l’autoroute d’Assilah.

Selon la version des autorités, le jeune camerounais aurait « été percuté, la nuit, par une voiture dont le conducteur a pris la fuite ». Pour les défenseurs des droits humains et les activistes culturels dans la ville, Jean Bihina avait « subi un déplacement forcé avant d’être relâché sur l’autoroute près d’Assilah. Et il a été ensuite percuté par une voiture », précisent ces militants. 

Jean Bihina est décédé en février dernier lors d’un déplacement forcé.

La mort de Jean Bihina avait ému au sein de la communauté subsaharienne de Tanger et dans tout le Maroc. Un élan de solidarité a permis de rapatrier le corps du défunt à son pays natal. 

Aujourd’hui, les migrants des quartiers de Masnaa ou Boukhalef sont obligés souvent de quitter très tôt le matin leurs domiciles vers 6h du matin et de ne revenir que le soir pour éviter les arrestations.

A lire aussi: Arrestations et déplacements : « A Rabat, les migrants ont la peur au ventre ».

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