Entre migrants, alliance des marginalités 

Javier bernardo esp 1

Rapprochés par les périples migratoires qu’ils tentent d’entreprendre, des jeunes africains subissent respectivement des discriminations systémiques à la fois communes et différentes qui cristallisent in fine des destins tantôt croisés, tantôt éloignés. Reportage. Partie 2.

Les Harraga marocains et étrangers partagent des routes migratoires. « La route migratoire que constitue la zone frontalière maroco-espagnole est ancienne. D’abord route d’émigration pour les personnes marocaines, elle est ensuite devenue route d’immigration et d’exil pour les personnes provenant de toute l’Afrique, mais aussi d’Asie et du Moyen-Orient, avec des variations importantes en fonction des périodes », analyse Hanane Serghini, de l’Université Moulay Ismail.

Partage des « routes »

Actuellement, les départs se font à partir des côtes atlantiques au Sahara pour fuir la surveillance accrue en Méditerranée. « Cette migration clandestine est due au renforcement du dispositif de surveillance des frontières des pays de destination, ce qui amène les migrants à diversifier les formes de tentatives de passage », observe Serghini.

D’ailleurs, ces trois dernières années, les départs étaient marqués par la présence des Subsahariens mais aussi de Marocains. C’est le constat que fait Hassane Ammari de l’AMSV : « Le 7 septembre dernier, une embarcation est arrivée à Lanzarote aux Canaries depuis les côtes marocaines, elle transportait 12 Subsahariens et 5 Marocains. Cette situation est désormais courante ». Cette route de l’Atlantique, périlleuse et coûteuse, a emporté de nombreuses vies. Des Marocains et des Subsahariens. 

La route migratoire atlantique a été la plus meurtrière au monde pour les personnes en migration en 2021. 4400 victimes migrantes ont été recensées sur les routes d’accès à l’Espagne depuis le Maroc, l’Algérie, le Sénégal et la Gambie. Ce chiffre est en hausse de 103% en une année ! 95% des corps des victimes ne sont jamais retrouvés. 83 des embarcations ont disparu avec toutes les personnes à bord. 628 femmes font partie des victimes en mer ainsi que 205 enfants. Les victimes sont originaires de 21 pays d’Afrique et d’Asie. Les principaux pays dont sont issus les victimes sont le Maroc, la Mauritanie, le Sénégal et la Guinée Conakry. Faute de secours en mer et de sauvetage efficient et rapide, nous sommes bien face à « des nécropolitiques migratoires », comme le décrit l’association espagnole Caminando Fronteras

À l’opposé, certaines routes sont réservées exclusivement aux Marocains ou bien aux Subsahariens. Le franchissement des barrières de Sebta ou Melilia demeure une forme de traversée qui est l’apanage uniquement des migrants originaires d’Afrique de l’Ouest, du Centre ou de l’Est. C’est « la migration des pauvres », car elle est gratuite et ne nécessite pas de passeurs. Les MNA marocains, parmi les migrants les plus vulnérables, tentent leur chance et au péril de leur vie d’accéder aux ports du nord du Maroc pour rejoindre l’Europe. 

 « Hordes » et « solidaires »

Evènement de Sebta Mai 2021

Les événements de Sebta en Mai 2021 ont montré l’ampleur des idées reçues autour de la migration. Dans ce moment de tension diplomatique entre le Maroc et l’Espagne, les « observateurs » en charge de diffusion de la vision de l’ État à travers les médias et les réseaux sociaux n’ont pas hésité à miroiter « le danger de l’invasion subsaharienne si le Maroc lâchait du lest en matière de contrôle des frontières », en prévenant même que des « hordes de migrants se tiennent prêts à envahir Sebta ». Sur le terrain, parmi les 18 000 migrants qui ont traversé vers Sebta, l’écrasante majorité était constituée de Marocains. Un choix qui a permis aux autorités marocaines de rapatrier le même jour l’ensemble de ses ressortissants, à l’exception des MNA. L’invasion n’était qu’un mythe, les hordes n’existaient pas. Seuls des humains en migration et en quête d’un avenir meilleur existent. 

Refouler les « indésirables »

Jeune malien est mort sur l’autoroute Tanger-Rabat en 2018 durant un déplacement forcé. AMDH.

Les migrants subsahariens, se trouvant dans les zones frontalières au nord et à l’est du Maroc, partagent le même destin que celui des MNA. Ils subissent de la même manière les déplacements forcés depuis Nador, Tétouan et Tanger vers les villes du centre du Maroc. Cet éloignement ne fait pas de distinction entre la race ou la nationalité. Le dénominateur commun de ces déplacés de force est bel et bien leur statut de personnes en migrations et leur marginalité. Les MNA marocains, comme les migrants subsahariens, sont souvent déplacés vers la gare routière d’Ouled Ziane à Casablanca. Les migrants étrangers sont aussi déplacés vers des villes du centre du Maroc, loin de la bande côtière. Ces villes sont, elles aussi, marginalisées. Les déplacements forcés s’opèrent vers les cités de la plaine des phosphates (Khouribga, Fquih Ben Saleh ou Béni Mellal) ou des villes des provinces de Rhamna et Chichaoua. 

« Le bon » et « le méchant » migrants

Migrant soudanais survivant des évènements du 24 juin à Nador Melilla. Crédit photo : ENASS

Les récents événements du 24 Juin 2022 ont donné lieu à une discrimination à l’encontre des réfugiés soudanais. L’État, à travers ses médias et ses faiseurs d’opinion, a réussi à dépeindre les réfugiés soudanais comme des « criminels faisant partie d’une organisation violente de traite des êtres humains », et « utilisant de nouvelles méthodes violentes » lors de leur tentative de migration. Les Soudanais sont diabolisés, alors que les migrants des autres nationalités africaines (Afrique de l’ouest et Afrique centrale) seraient « pacifistes », par rapport aux groupes du 24 Juin 2022. Dans son rapport sur le drame de Nador, le Conseil national des droits humains (CNDH) stipule : « Les affrontements, qui constituent un précédent inédit au niveau des tentatives visant à franchir la clôture séparant Nador et Melilia ont été caractérisés par une violence aigue simultanément perpétrée par un très grand nombre de migrants (estimés à environ 2000 personnes) armés de bâtons, de pierres et d’armes tranchantes ». 

Dans ce narratif voulant diviser les migrants entre « bons » et « méchants », on a oublié de mentionner que les migrants noirs subissent depuis 2005 une violence systématique de la part des pouvoirs publics sur cette frontière, comme près de la ville occupée de Sebta

Les divisions sont aussi le fruit des programmes de coopération internationale destinée au Maroc. Souvent, des programmes de la coopération internationale destinés aux réfugiés ou migrants au Maroc contribuent à créer et, indirectement, à produire des discriminations entre les deux populations, ainsi qu’avec la population marocaine.

Racisme et discriminations aux frontières

Dans ce trajet migratoire, être une personne de couleur noire, c’est courir le risque de l’esclavage et de maltraitance en Libye. Un traitement qui explique l’arrivée par centaines de Soudanais au Maroc, qui y voyaient d’abord un pays sûr, et une porte d’entrée vers l’Europe. Or, comme le regrettent les Soudanais réfugiés au Maroc, ils subissent le racisme à l’instar de l’ensemble des autres migrants de couleur noire au Maroc. Le fait qu’ils parlent la langue arabe et qu’ils soient de culture musulmane ne change en rien le traitement qu’ils subissent de la part des autorités marocaines, notamment en zones frontalières.

A contrario des Yéménites et Syriens, qui ont pu s’installer et louer des maisons à Nador, les réfugiés soudanais ont vécu la même situation de marginalisation que les autres migrants issus d’Afrique de l’Ouest et centrale dans les villes de Nador et Oujda. Dans un sondage réalisé par l’Association Thissaghnasse pour la culture et le développement (ASTICUDE) à Nador auprès de 40 migrants se trouvant dans cette ville, « 92% des participants ont déclaré avoir fait l’objet de pratiques racistes. La couleur de peau est considérée par 23% d’entre eux comme la cause la plus importante du racisme », indique cette enquête citée par le Rapport du Conseil civil de lutte contre toutes les formes de discrimination.

Des balles pour des femmes aux frontières

À l’intersection de ces discriminations multiples se trouve celle basée sur le genre. Les premières victimes des frontières sont les mères. Le mouvement des familles des disparus au Maroc ou ailleurs a toujours été porté par les mères qui luttent dans les places publiques pour rendre une dernière dignité aux victimes des frontières. Le mouvement des années 1990-2000 des familles au Maroc a été marqué par la présence des femmes autour de l’Association marocaine des victimes de l’immigration clandestine (AFVIC). Aujourd’hui, ce mouvement est quasi-exclusivement féminin. Les femmes jouent un rôle courageux pour porter la voix des familles. Ce mouvement est soutenu par l’AMSV à Oujda. Cette ONG effectue un travail essentiel de coordination et de collecte de données pour révéler l’ampleur de ce phénomène, passé sous silence. 

L’actualité tragique des migrations montre aussi une féminisation des traversées maritimes. Elles aussi tombent sous les balles de la surveillance des frontières. On se rappelle de l’étudiante marocaine Hayat Belkacem, 20 ans de Tétouan, qui avait rendu l’âme à la suite de tirs de la marine marocaine le 25 Septembre 2018. Quatre ans après, le 23 Octobre 2022, l’AMDH Nador annonce, qu’une Marocaine décède dans des circonstances similaires dans les eaux algériennes, cette fois-ci. Fouzia Belkouch, 30 ans originaire d’Ahfir, est morte à la suite de tirs de la marine algérienne lors d’une intervention d’une embarcation de migrants à destination des côtes espagnoles

Le 12 Septembre 2022, une migrante subsaharienne décède près de la plage Akhfennir, au sud du Maroc, à la suite d’un tir de feu de la gendarmerie marocaine lors d’une opération pour empêcher le départ d’une embarcation vers les Îles Canaries. Cette migrante noire reste toujours anonyme, sans nom, sans que l’on sache sa nationalité et sans qu’une enquête soit ouverte pour déterminer exactement les circonstances de son décès.

A lire aussi : Drame Akhfennir, ce que l’on sait

Solidaires, la tête haute

Retour à Nador, l’association ASTICUDE a mis en œuvre, depuis 2018, un programme de soutien humanitaire et d’aide d’urgence aux MNA marocains et étrangers. C’est un rare programme qui ne fait pas distinction entre les deux populations de personnes en migration. Sur le terrain, la rencontre entre les deux populations n’est pas facile. « Les mineurs marocains et étrangers se rencontrent très rarement, malgré nos tentatives d’organiser des activités ludiques ou sportives pour les mettre en contact et partager leurs réalités, le contact ne passe pas toujours. Malgré qu’ils partagent la même expérience de grande vulnérabilité, ils ne partagent pas le même monde », constate Jaâfar, chargé de projet à ASTICUDE. Sur d’autres projets, les frontières demeurent tracées entre les migrants et leurs statuts, ce qui ne manque pas de créer des frustrations de part et d’autre. Une séparation nourrie par le fonctionnement des projets d’aide au développement, leurs priorités et leur agenda…

Sur les routes migratoires, les jeunes africains, qu’ils soient marocains ou subsahariens, se montrent solidaires entre eux. Durant les évènements de Sebta de Mai 2021, jeunes africains, originaires du Maroc et de plusieurs pays de l’Afrique noire ont tenté de franchir la barrière entre le 16 et le 17 Mai 2021. L’image d’un jeune noir appelant à l’aide et secouru par de jeunes marocains est restée gravée dans les mémoires. Cette image est celle d’une Afrique, celle d’en bas, de la jeunesse déshéritée, en solidarité. Ces jeunes marocains ont abandonné, pour un laps de temps l’objectif d’atteindre la plage de Sebta, pour sauver leur frère africain, leur frère humain. La même image les montre sourire aux lèvres, la tête haute face aux politiques migratoires répressives. 

A lire aussi : Haraga marocains : D’Oujda à Zouara en Libye

Note de la rédaction : ENASS publie en partenariat avec la Fondation Heinrich Boll-Bureau de Rabat les articles parus dans le livret : “Discriminations intersectionnelles au Maroc : Vers une visibilisation de la marginalisation”, (novembre 2022). Nous remercions également les autrices et les auteurs de ces enquêtes-reportages de nous avoir permis de publier leurs textes. Pour consulter, l’ensemble des contenus, c’est ici

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