Racisme structurel et Criminalisation

Enass media p 6

Cette étude porte sur la politisation dudit « problème des mineurs non accompagnés marocains » en France, en la faisant débuter par une attention resserrée sur son traitement policier. Cinquième et dernière partie.

La politisation par l’Etat français1 dudit « problème des mineurs non accompagnés marocains » a suivi sa propre trajectoire, recomposée ici en partie, qui prend appui sur le traitement réservé par l’UE et par différents pays membres à ces adolescents, tout en présentant ses singularités. En l’occurrence, la construction d’une figure criminalisée au point que sa présence sur le territoire doive être enrayée.

Criminalisation assumée par la Présidence

Macron a appelé à « la reprise en main par l’Etat et le meilleur contrôle de la question des mineurs non accompagnés » en la présentant comme un « problème de sécurité » pour « tant de villes ».

Le dernier acte en date de cette politisation remonte à juin 2024 lors de la conférence de presse tenue par le chef de l’Etat pour justifier une dissolution de l’Assemblée nationale lourde de la menace du renforcement de l’extrême-droite au sein du pouvoir. Sans surprise, Emmanuel Macron a invoqué la lutte contre « l’immigration illégale », mais fait remarquable, il a nommé les « mineurs non accompagnés ». Sans cibler les Marocains ou les Maghrébins, son propos noue tout de même un rapport direct avec leur criminalisation toute particulière. Il a appelé à « la reprise en main par l’Etat et le meilleur contrôle de la question des mineurs non accompagnés » en la présentant comme un « problème de sécurité » pour « tant de villes ». Deux interprétations peuvent être avancées. Soit, il serait question que des seuls mineurs maghrébins, et dans ce cas, l’assignation au motif de la « sécurité » se dispense de la mention de leur nationalité tant leur association à la nuisance a été avalisée dans la majorité des esprits. Soit, cette déclaration signale le renforcement de la problématisation sécuritaire de tous les « mineurs non accompagnés » quelle que soit leur nationalité. Son amorce peut être remarquée avec la poursuite et l’incarcération de dizaines de jeunes pris en charge par les services de protection de l’enfance pour usurpation d’identité et donc d’aides sociales qui a eu lieu dans plusieurs départements2, tandis que la criminalisation des « mineurs non accompagnés » à Mayotte pourrait être étendue à la « métropole », à la manière des restrictions du droit de sol dont il a été récemment question3. Plus largement, cette criminalisation s’inscrirait dans le déploiement de lois, de discours et de pratiques racistes, sans cesse continué, en France comme dans tant d’autres pays européens. 

Plus largement, cette criminalisation s’inscrirait dans le déploiement de lois, de discours et de pratiques racistes, sans cesse continué, en France comme dans tant d’autres pays européens. 

Pour des raisons aussi évidentes que complexes, les termes de la figure des « mineurs non accompagnés marocains » ne tiennent pas qu’à des considérations politiques françaises et européennes. Ces jeunes et très jeunes marocains sont l’objet dans leur propre pays d’une catégorisation fondée sur des discours et des pratiques les spécifiant sous le nom de harragas4. Cette évidence, très souvent ignorée, oblige à porter son regard sur la frontière telle que recomposée, conjointement ou non, par les deux Etats visant le même groupe, et dont les enjeux se présentent sous la forme de cercles concentriques, certains en partage, d’autres distincts. 

Ces jeunes et très jeunes marocains sont l’objet dans leur propre pays d’une catégorisation fondée sur des discours et des pratiques les spécifiant sous le nom de harragas.

La litanie des violences que ces enfants et adolescents subissent, du fait de la répression policière et des dangers inhérents à l’errance et à l’abandon dans la rue, les fait apparaître comme des menaces en France, sur la frontière et au Maroc. Ces menaces résulteraient de perturbations dont ils se rendraient coupables à l’égard d’un ordre relatif à chacun de ces trois lieux. En France, outre l’ordre racial visant les musulmans considérés comme des agents de la submersion démographique, les « mineurs non accompagnés marocains » perturbent l’ordre institutionnel tel que façonné par l’ensemble des institutions, étatiques ou para-étatiques, prévues dans la prise en charge des « mineurs non accompagnés » venus d’Asie et d’Afrique. Ils viennent enrayer des conceptions et des pratiques auxquelles ils ne correspondent pas du fait de leur arrivée trop jeunes, trop abimés, et de la nécessité de soins et d’un encadrement spécifiques. Par extension, leur menace tiendrait à une indocilité sociale jugée irrémédiable. Sur la frontière sécuritaire administrée par le Maroc pour le compte de l’UE, par une série de dispositifs policiers et militaires, ils apparaissent comme des perturbateurs de l’ordre raciste, capitaliste et impérialiste des frontières militarisées, en cherchant à le subvertir, et cela à l’instar de tous les autres exilants5, nationaux ou pas. D’ailleurs, les violences que les harragas subissent présentent des similitudes : traques, arrestations, enrôlement des agents de sécurité du port qui les violentent en recourant à des chiens, incendie des abris de fortune, « refoulements » vers d’autres régions et villes, notamment Casablanca. Simplement, l’absence d’assistance ainsi que celle de la recherche de leur famille pourtant présente dans le pays signalent dans leur cas un déni de leur minorité couplée à leur marocanité6.

La litanie des violences que ces enfants et adolescents subissent, du fait de la répression policière et des dangers inhérents à l’errance et à l’abandon dans la rue, les fait apparaître comme des menaces en France, sur la frontière et au Maroc.

Les rapports annuels de l’Association Marocaine des Droits de l’Homme (AMDH) Nador réservent une rubrique documentant les violences qui les ciblent7 : outre des blessures provoquées par des coups et des mutilations, est également déploré un nombre conséquent de morts intervenant lors de rafles ou de poursuites8. Le caractère similaire des violences policières et militaires ne doit pas faire oublier que leur létalité est nettement supérieure pour les hommes noirs, qui, face à une frontière septentrionale régie par la négrophobie, ont dû recourir à des stratégies hautement dangereuses : des tentatives de passages collectifs vers Sebta et Mlilya remplacés, car rendus impossibles, par des traversées si dangereuses vers les Canaries. Par ailleurs, cette similitude n’empêche pas le caractère spécifique du rapport qu’entretient l’Etat marocain avec les harragas. La politisation9 dont ils font l’objet repose sur un certain nombre de ressorts, qu’il s’agit de déplier sans la prétention de les épuiser. Sa face émergée, le plus souvent envisagée comme exclusive, est leur instrumentalisation dans les rapports de force existant avec l’Espagne seule, ou en compagnie de l’UE. C’est ainsi qu’a été interprété le franchissement facilité à des milliers de personnes, parmi lesquelles 2000 mineurs marocains, de la frontière coloniale avec Sebta en mai 202110. Quant au grand hrig qui a rassemblé des centaines de jeunes marocains cherchant à rejoindre Mlilya en septembre 2024, l’AMDH-Nador l’interprète, à partir du repérage de pratiques inhabituelles de leur part, comme le produit d’une instrumentalisation en vue d’obtenir davantage de financements pour ladite « protection » des frontières du nord du pays, en brandissant « l’épouvantail » des jeunes harragas qui, à ce rôle, se sont substitués aux exilants noirs11

Les rapports de l’AMDH Nador réservent une rubrique documentant les violences qui les ciblent : outre des blessures provoquées par des coups et des mutilations, est également déploré un nombre conséquent de morts intervenant lors de rafles ou de poursuites.

A côté de cette dimension instrumentale, il me semble que les très jeunes harragas doivent également être envisagés comme des perturbateurs, mais cette fois-ci de l’ordre social (et scolaire) marocain, en mettant en acte leur refus du destin social qui leur est promis, fait de misère et de hogra. Leur insubordination serait d’autant plus redoutée du fait de leur extrême jeunesse et de leur endurance aux violences policières et liées à la rue, y compris lorsqu’ils arrivent à rejoindre l’Europe. La figure duale de « marionnettes » à manipuler et de « perturbateurs » à contrôler se retrouve dans la coopération policière et judiciaire avec la France. Certes, cette coopération est un outil permettant à l’Etat marocain d’administrer la preuve du caractère incontournable donc indispensable de son action dans ladite « lutte contre l’immigration illégale » – à l’instar d’autres coopérations sécuritaires. Mais il est possible de l’envisager comme un moyen de contrôler une des franges de la diaspora marocaine en Europe. A cet égard, le bilan de la coopération de 2018 proposé par Nasser Bourita, à un média français six ans plus tard, est instructif12. S’il répète l’argument habituellement adressé à l’UE ou à différents pays membres, selon lequel la volonté marocaine de rapatrier les « mineurs non accompagnés » se heurte à des blocages engendrés par les procédures juridiques relatives à la protection de l’enfance, il fournit également un bilan chiffré bien éloigné de ceux qui circulent en France et qui tendrait à nier qu’il existe un réel « problème des mineurs non accompagnés marocains ». Il le fait en niant, non pas la minorité à l’instar de la France, mais la nationalité des jeunes auditionnés par les policiers marocains durant la mission de l’été 201813. Proposer un bilan selon lequel les Marocains auditionnés se révèlent en minorité 14peut sembler entrer en contradiction avec la volonté d’afficher une collaboration indispensable. Mais il est l’indice que coexiste une gêne à l’égard de la présence de ces si jeunes harragas arrivés en Europe. Ainsi, le recours à des policiers marocains tel que prévu en France, opère le déplacement de la frontière à « sécuriser » au-delà de la géographie initiale. De ce fait, il peut être entendu comme la poursuite de la traque pratiquée aux abords des frontières coloniales ou maritimes avec l’Espagne. Par ailleurs, même si elle n’a eu qu’une effectivité temporelle et spatiale limitée, cette coopération s’inscrit dans une histoire de la surveillance et de la répression de nombreux pans de la diaspora marocaine depuis les années 1960 : les étudiant(e)s15, les opposant(e)s politiques et les ouvriers16. Par ricochet, elle inscrit ces jeunes marocains dans une généalogie propre à l’Etat marocain préoccupé par le caractère potentiellement insubordonné de la composante du peuple marocain exilée en France, pour ne parler que de ce pays. 

| Par Samia Moucharikchercheure indépendante 

PS : Les avis exprimés dans cette rubrique ne représentent pas nécessairement les opinions du média ENASS.ma

  1. Cette politisation des « mineurs non accompagnés marocains » n’a pas été que le fait des ministères de l’Intérieur et de la Justice. La toile policière et carcérale qui s’est abattue sur les jeunes a été tissée également par les autorités en charge de la protection des mineurs et des juges.  ↩︎
  2. https://www.streetpress.com/sujet/1636709479-etrangers-mineurs-isoles-condamnes-prison-ferme-age-majeurs-erreur-judiciaire-migrants-justice ↩︎
  3. La colonie de Mayotte se révèle ainsi le terrain d’application de lois et de pratiques ultra dérogatoires tendant à être étendues.   ↩︎
  4. Rares sont les groupes de jeunes exilés faisant l’objet d’une répression les ciblant en tant que tels depuis leur pays d’origine.  ↩︎
  5. Terme que j’ai forgé dans une analyse portant sur le massacre à la frontière coloniale à Mlilya pour désigner celles et ceux qui parcourent les routes de l’exil et leurs embûches. https://enass.ma/2024/06/24/24-juin-2022-enquete-politique-sur-le-massacre-detats-a-la-frontiere-coloniale-de-mellila/ ↩︎
  6. https://enass.ma/2024/09/20/les-enfants-haraga-un-destin-marocain/ ↩︎
  7. Tandis qu’en 2018, l’AMDH Nador compte 650 mineurs arrêtés et/ou refoulés, en 2021, il comptabilise 850 arrestations. ↩︎
  8.  L’AMDH-Nador a ainsi signalé la mort de quatre jeunes garçons morts à la toute fin de décembre 2023, dans des circonstances troublantes alors qu’une opération de rafles se déroulait : https://enass.ma/2024/01/09/a-nador-mysterieuse-tragedie-de-4-mineurs-migrants/?fbclid=IwAR0B1-Q8O3JZBQnv9WW_8V95YkIrVIKKNcfU-z-xMlE6Duqr4TH1ZNGA9gA ↩︎
  9. Opérée par l’Etat, mais en synergie ou en concurrence avec des institutions et des ONG internationales et des associations nationales.  ↩︎
  10. https://enass.ma/2023/01/14/les-flux-migratoires-repression-et-chantage-entre-voisins/ ↩︎
  11. Cf. le post de l’organisation sur sa page facebook en date du 19 septembre 2024. ↩︎
  12. https://www.lepoint.fr/afrique/nasser-bourita-le-maroc-n-intervient-pas-dans-les-relations-que-d-autres-pays-entretiennent-avec-l-algerie-02-11-2024-2574271_3826.php. Il le fait sans qu’aucune question ne lui ait été soumise. Abdelkarim Belguendouz fait remarquer que lors de la conférence commune en octobre 2024, c’est le ministre de l’Intérieur marocain et non français qui a soulevé spontanément le bilan de la coopération en évoquant la mise en place de centres d’accueil et de formation.  ↩︎
  13.  « … après 4 mois, il s’est avéré que les deux tiers des 717 mineurs auditionnés n’étaient pas d’origine marocaine ».  ↩︎
  14.  Il ne s’agit pas ici de remettre en cause ce bilan, mais de saisir l’enjeu de cette déclaration des années après la mission.  ↩︎
  15. https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/la-maison-du-maroc-a-paris-rebelle-avant-d-etre-soumise,6108 ↩︎
  16. Particulièrement ceux de l’industrie automobile. En vue d’un film à venir, titré B3, jeudi 5 janvier 1984, le cinéaste Pierre Linguanotto a récolté un certain nombre de témoignages d’anciens ouvriers marocains de Talbot à Poissy faisant état d’une surveillance policière au sein de l’usine sous couvert d’un bureau administratif. On peut, entre autres, évoquer l’une des revendications d’une grève menée en 1975 dans l’usine Chausson à Gennevilliers qui était l’éviction d’un mouchard au compte de l’ambassade, ou bien la répression d’ouvriers syndicalistes lors de retours en vacances.  ↩︎

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