Populations clés : Risque majeur d’exclusion de l’AMO
La généralisation de la couverture sanitaire universelle au Maroc est un chantier structurant de la société. Quels sont les effets de ses premières années de mise en œuvre sur les populations vulnérables porteuses du VIH-SIDA et des populations clés (travailleurs de sexe, usagers de drogues par injection, les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes, etc.) ? Eléments de réponses dans cette enquête d’ENASS.
Enquête de Imane Bellamine et Anass Laghnadi
Les chiffres en disent long sur le gigantisme de cette réforme sociale et économique : 22 millions de nouveaux bénéficiaires de l’AMO, 28 milliards de budget pour le ministère de la santé et de la protection sociale, 7,5% du budget général de l’Etat. Derrière ces chiffres clinquants se cachent des réalités complexes, celles des difficultés sur le terrain, celles d’inclure des populations qui risquent d’être exclues en raison de leur statut social ou sanitaire ainsi que de stigmates sociaux. Parmi les populations les plus à risque de voir les portes de la nouvelle AMO se fermer, sont « Les populations clés ».
Protéger les plus vulnérables
Derrière ce concept se cache un groupe social hétérogène : les professionnels de sexe (PS), les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH), les Personnes qui s’injectent des drogues (PID), et les Personnes en migration. Si cette dernière catégorie est déjà de facto hors de l’AMO, les trois premières catégories composées en grande majorité de nationaux rencontrant des difficultés pratiques à pouvoir accéder aux soins sous le nouveau régime AMO. Les professionnels de santé et les acteurs de la société civile travaillant auprès de ces populations, interrogés dans le cadre de cette enquête confirment cette situation, mais demeurent prudents car « cette transition est toujours en cours et nécessite encore des remontées de terrain détaillées », nuance un membre d’une association travaillant avec les populations clés à Casablanca. Le principal risque demeure parmi la catégorie PID, les usagers de drogue injectable.
Les chiffres officiels sont parlant ! L’épidémie du VIH/sida au Maroc affiche une prévalence de 0,07% parmi une population générale, mais les taux les plus élevés demeurent au sein des populations clés : 2,16% chez les professionnelles du sexe (PS), 4,7% chez les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH), 7,3% chez les personnes qui s’injectent des drogues (PID), et 4,7% chez les migrants.
L’Association des Réductions de risques (RdR) est active à travers huit villes marocaines depuis 2008 pour accompagner les populations PID pour accéder à la protection et les soins de santé. Parmi les zones les plus concernées par le VIH-SIDA due à l’usage des drogues injectables, nous retrouvons la ville de Nador.
«Les usagers de drogues injectables (UDI) constituent l’une des populations les plus exposées au VIH/SIDA.
A Nador, les usagers de drogue sans AMO
Anouar Tanouti, coordinateur du RDR à Nador, il nous dresse la situation épidémiologique dans sa région : «Les usagers de drogues injectables (UDI) constituent l’une des populations les plus exposées au VIH/SIDA. À Nador, si les résultats sont encourageants où le taux d’infection au VIH parmi les UDI est passé de 24 % en 2011 à 10 % en 2017 », détaille-t-il, dans un entretien téléphonique réalisé avec ENASS.ma. Il tient à tirer la sonnette d’alarme : « Cette population demeure extrêmement vulnérable, en particulier dans une région comme celle de Nador, où les UDI représentent la majorité des cas de VIH ».
Avant le changement du régime AMO, les UDI faisaient déjà face à des obstacles pour accéder aux soins, et nombre d’entre eux ne bénéficiaient pas du RAMED. « Leur absence de résidence stable ou de carte d’identité nationale rendait l’accès au RAMED impossible pour beaucoup », rappelle Tounati.
Avec la transition vers le nouveau système, la situation est devenue complexe : ceux qui n’avaient pas le RAMED se retrouvent dans une totale exclusion.
Le coordinateur de RdR à Nador souligne que l’association menait un plaidoyer constant pour garantir à cette population l’accès à une protection sociale. « Nous avons multiplié les efforts pour qu’ils bénéficient d’une couverture sociale », affirme-t-il. Avec la transition vers le nouveau système, la situation s’est complexifiée : ceux qui n’avaient pas le RAMED se retrouvent toujours exclus (voir le témoignage de Marouane). Parmi ceux qui l’avaient, beaucoup n’ont pas pu accéder à l’AMO en raison des procédures administratives complexes. Et même pour ceux qui ont obtenu l’AMO, les difficultés persistent : certains doivent désormais payer, se basant sur l’indice du Régistre social unifié, alors que le RAMED couvrait intégralement leurs soins. « Face à cette nouvelle barrière financière, certains abandonnent leurs traitements », alerte Tounati. Cette situation est presque la même dans une autre zone sensible, le Souss, une des zones avec le plus haut taux de prévalence du VIH-SIDA au Maroc.
Touaniti de RdR : « Face à cette nouvelle barrière financière, certains abandonnent leurs traitements ».
A Agadir, l’exclusion des travailleuses de sexe
Cap sur Agadir, nous contactons par téléphone Rachid Elbarnycha, médiateur sociale au sein de l’Association Sud contre le Sida (ASCS) à Agadir : « La grande majorité des personnes qui se tournent vers nous, se trouvent souvent être des travailleuses du sexe, ignorant tout du système de protection sociale. Beaucoup de ces femmes travailleuses de sexe ne sont pas admises au système. Étant déjà vulnérables, elles peinent à suivre les procédures. Ainsi, toutes celles que nous accompagnons n’ont pas accès à l’AMO », confirme-t-il. A la vulnérabilité sociale de ces populations à la marge de la société, s’ajoute une précarité sanitaire. Au sein de cette population clé, plusieurs catégories peuvent ainsi émerger comme le précise notre interlocuteur : « Celles qui ont un emploi tout en exerçant la prostitution par ailleurs, ont généralement un accès à une couverture. Cependant, la plupart de ces femmes sont incapables de naviguer dans les démarches administratives. Nous essayons de les accompagner au mieux qu’on peut, mais leur situation administrative instable rend souvent ces efforts infructueux ». Cette lourdeur administrative propre au système AMO avec son RSU déjà critiquée par l’ensemble de la population se transforme en double peine pour les populations clés.
Auto-exclusion pour se protéger
Sur ce sujet, Ahmed Douraidi, responsable de plaidoyer et droits humains au sein de l’ALCS, précise dès le départ « qu’aucune évaluation précise des premières années de la généralisation de l’AMO n’existe encore ».
Par contre, le coordinateur national des sections de l’ALCS et selon les données qu’il a accumulé depuis des années sur terrain affirme avec certitude les éléments suivants : « Ce qui est sûr, c’est que les populations clés n’ont pas accès à l’AMO et elles ne sont pas automatiquement admises à AMO Tadamoun, qui remplace le RAMED », observe-t-il.
« Il est essentiel de se questionner sur la capacité d’intégrer ces populations dans ce nouveau système, car il est inacceptable qu’ils soient privés de leur droit à la santé ». Tounati, de RdR Nador.
L’acteur associatif explique cette situation par trois facteurs. « Premièrement, les populations clés travaillent très souvent dans l’informel et sont dans une grande précarité. Par exemple, les travailleuses de sexe par exemple ne peuvent pas être admise dans le régime AMO », illustre-t-il. La deuxième raison, ce sont les discriminations subies ou appréhendées par ces populations en cas de contact avec l’administration. « Souvent, ces populations préfèrent vivre cacher, à la marge de la société pour ne pas subir les discriminations. Elles renoncent à leurs droits pour éviter d’être inquiétées par les autorités, ainsi préserver leur mode de vie précaire », poursuit-il.
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Enfin, la dernière raison du non-accès à l’AMO est liée au système de fonctionnement de ce nouveau régime et son fameux Indice socio-économique du ménage (ISM), lié au Registre social unifié (RSU). Pour illustrer son propos, Douraidi donne le cas d’une travailleuse de sexe qu’il a rencontré dans le cadre de son activité : « Auparavant, cette personne avait accès au RAMED. Dès l’entrée en vigueur du RSU, son score de l’ISM dépassait le seuil autorisé (9,326) car elle a un téléphone smartphone. Or pour elle, il s’agit ici d’un outil principal de travail et ne peut être aucun cas, un signe de richesse. Pourtant, le RSU la considère au-dessus du seuil et donc exclu d’AMO Tamadoum se doit de cotiser à l’AMO ». Et de conclure : « Nous craignons que ces slogans creux n’amplifient encore plus l’exclusion des populations les plus vulnérables ».
“Les populations clés n’ont pas accès à l’AMO et elles ne sont pas automatiquement admises à AMO Tadamoun” Douraidi
Même son de cloche avec un brin d’inquiétude de Tounadi de RdR Nador : « Les usagers de drogues injectables vivent dans une précarité extrême. Il est essentiel de se questionner sur la capacité d’intégrer ces populations dans ce nouveau système, car il est inacceptable qu’ils soient privés de leur droit à la santé ».
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En attendant cette prise de conscience publique, les associations actives dans l’univers de lutte contre le Sida et la protection assure une mission de service de santé publique et aussi de soutien aux marginaux de la société, comme l’explique Rachid Elbarnycha, de l’Association Sud contre le Sida (ASCS) à Agadir : « Pour une personne sans carte d’identité nationale, nous facilitons l’accès aux soins médicaux à l’hôpital via notre association et nous suivons son traitement ». D’autant plus que ces populations clés concentrent la majorité des nouveaux cas.
L’urgence d’une protection sociale
En 2022, selon les chiffres publiés par le ministère de la Santé et de la Protection sociale, 21.200 personnes vivaient avec le VIH, 21 % des personnes vivant avec le VIH ne connaissaient pas leur statut sérologique, 760 personnes ont été nouvellement infectées par le VIH. ” 63% des nouveaux cas au Maroc se trouvent parmi ces populations clés ou leurs clients”, alerte Douraidi.
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Trois régions du Royaume concentraient plus de la moitié des personnes vivant avec le VIH. Il s’agit de Souss-Massa, Casablanca-Settat et Marrakech-Safi. “La prévalence du VIH reste faible dans la population générale : 0,08 %”, précise l’ALCS. Et d’avertir: “Cela dit, elle est disproportionnellement élevée chez les populations clés, plus exposées aux risques d’infection. Une catégorie particulièrement vulnérable regroupant les travailleuses du sexe, les hommes ayant des relations sexuelles avec les hommes et les personnes usagères de drogues injectables”. Tout reste à faire pour protéger cette population.