24 juin 2022 : Enquête politique sur le massacre d’Etats à la frontière coloniale de Mellila

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L’enquête proposée contribue à la compréhension du massacre effectué conjointement par les forces de l’ordre marocaine et espagnole, sur la frontière coloniale de Mlilya1 le 24 juin 2022, et qui a provoqué des dizaines de morts, de disparus et d’incarcérés ainsi que des centaines de blessés parmi les cibles de ce massacre : des exilés2 venus dans leur extrême majorité du Soudan et du Soudan du Sud3, aspirant à rejoindre l’Europe par précisément cette frontière terrestre.  ENASS publie cette tribune*. Partie 1.

Par Samia Moucharik, chercheuse indépendante franco-marocaine

L’enquête se revendique pleinement politique se démarquant, par son approche et ses objectifs, d’enquêtes de nature journalistique ou anthropologique, même si elle peut leur emprunter des éléments de connaissances ou des aspects de méthodes et discuter avec elles. Cette dimension politique se niche d’abord dans sa visée qui est de saisir avec précision les enjeux profonds – et peut-être souterrains – de ce « massacre d’Etats », cette expression comme son pluriel devant être bien compris. Il ne s’agit pas d’établir cette qualification tant les éléments qui la documentent et l’attestent ont été amplement exposés en nombre et en détails4, tout comme la complicité active des Etats marocain et espagnol5.

Cette mise au jour nécessite de considérer le massacre dans sa singularité comme de se focaliser sur l’Etat marocain, certes en prenant en compte ses spécificités historiques, sociales et politiques.

Le repérage de ces enjeux profonds suppose de porter une attention privilégiée à la production du type de violence mise à l’œuvre à l’occasion de ce massacre dans la mesure où elle révèle, dans un même mouvement, la production étatique de catégories jugées menaçantes à des degrés variables et redevables de cette violence spécifique. Ce faisant, l’intelligibilité de ce massacre ne se circonscrit pas aux seuls enjeux concernant la politique « migratoire » entre le Maroc et l’Union européenne – et parmi ses membres, plus particulièrement l’Espagne –, pour concerner des enjeux relatifs à des processus contemporains qui participent sévèrement aux reconfigurations des Etats impliqués dans les mêmes politiques de violence, à commencer évidemment par celle baptisée « lutte contre l’immigration clandestine ». Cette mise au jour nécessite de considérer le massacre dans sa singularité comme de se focaliser sur l’Etat marocain6, certes en prenant en compte ses spécificités historiques, sociales et politiques, mais en le considérant tout autant comme exemplaire de ces processus et ces dynamiques affectant bon nombre d’Etats contemporains. C’est ainsi qu’il faut lire la qualification choisie de « massacre d’Etats ».

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Ce massacre de Mlilya qui a suscité à juste titre, outre l’effroi, énormément d’indignations7 et d’interrogations, doit de ce fait être appréhendé comme un événement forçant à penser ce qu’il révèle et actualise, à savoir une bascule repérable par la production d’une nouvelle catégorie d’exilés noirs.

Cette nouvelle catégorie prenant le nom d’une nationalité, « Soudanais » mérite une attention

En l’occurrence, cette catégorie est érigée en une menace inédite au point d’être soumise à une violence étatique distincte, dans ses formes et dans son intensité, de celle que l’Etat marocain réservait jusque-là aux exilés noirs présents sur son territoire et catégorisés sous le nom de « Subsahariens » ; cette nouvelle catégorie prenant le nom d’une nationalité, « Soudanais ». Celle-ci mérite une attention serrée tant elle permet de mettre au jour un processus en cours qui fait passer les exilés noirs du statut de menace à celui d’ennemi. C’est précisément ce devenir-ennemi que l’analyse se propose d’identifier et d’éclairer. Il me semble que seule une enquête politique est à même de saisir de tels processus en cours en se centrant non seulement sur la question de l’Etat mais plus particulièrement sur sa capacité à penser 8et à pratiquer la violence. Loin d’être envisagée comme un outil au service de politiques de nature différente ou comme la conséquence du néolibéralisme9, elle est ici réhabilitée dans son statut d’édificateur, sans cesse reconduit, de l’Etat sur un territoire et face à des catégories de populations distinguées et discriminées selon la violence prodiguée. Sur tous les continents, ce statut se signale par la policiarisation et la militarisation accrues que connait un grand nombre d’Etats, et qui poursuivent, en la renouvelant éventuellement, la production de menaces et d’ennemis, dans et hors leurs frontières. 

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Une enquête politique également par son matériau et sa méthode d’analyse

Analyse du drame du 24 juin par l’AMDH section Nador . Archives 2022

Il est évident que la centration sur l’Etat ne garantit pas à elle seule la nature politique de cette enquête, qui se niche, outre dans ses objectifs, tout autant dans son matériau et sa méthode retenus. 

Au-delà de son caractère composite, la charge politique du matériau réside pleinement dans son opposition frontale aux discours construits dès les premiers instants par l’Etat marocain – confortés dans les grandes lignes par ceux de l’Etat espagnol. Les trois matériaux utilisés reposent en effet sur des investigations conduites dans les premiers temps si cruciaux10 pour accéder aux témoignages de rescapés et/ou à des lieux décisifs relatifs au massacre, à sa dissimulation, voire à son effacement. 

Le premier matériau est un entretien que j’ai moi-même réalisé avec deux rescapés soudanais cinq jours après le massacre et à quelques centaines de kilomètres de Mlilya.

Les deux autres pièces s’inscrivent dans un temps bien plus long que l’urgence qui a présidé à notre rencontre. Il s’agit de deux enquêtes menées par deux journalistes marocains présents dès le premier jour, et de l’enquête militante effectuée au long cours par l’Association Marocaine des Droits de l’Homme Section Nador (AMDH Nador), et qui se révèle la plus déterminante. Séparément et conjointement, les trois investigations établissent incontestablement la qualification de « massacre d’Etats », même si le vocable n’est pas nécessairement utilisé aussi bien par mes interlocuteurs, deux jeunes Soudanais11, par les journalistes Saïd Elmrabe12t et Salaheddine Lemaizi 13dans leurs articles, que par les militants de l’AMDH Nador dans leur rapport rendu publique le 20 juillet14 ou leurs publications sur leur page facebook – au profit le plus souvent de « drame » ou de « crime ».

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Des hommes désarmés ont été tués par des policiers engagés dans le cadre de ce qui apparaît comme un dispositif conjoignant différents corps de police et de gendarmerie et usant d’armes et de tactiques plurielles, et cela, non pas tant dans un but de répression que de terreur par une violence déchainée. Celle-ci a été déployée par l’usage intensif de gaz lacrymogène, de bombes fumigènes, d’armes à balles de caoutchouc ainsi que par le tabassage confinant au lynchage, suivi par l’abandon, à une agonie longue de plusieurs heures cruciales, de très nombreux blessés graves. Ainsi, les enquêtes journalistiques et militantes ont réussi à contrarier le monopole mensonger que les autorités marocaines avaient tenté de conserver sur le récit et le sens à donner sur ce qui a lieu le 24 juin 2022. En effet et de manière assez classique, leur stratégie médiatique a reposé sur la dialectique d’une visibilisation et d’une invisibilisation, visant à présenter les exilés soudanais comme redoutablement violents à l’égard de policiers à la fois surpris et respectueux des règles d’engagement face à une attaque organisée contre l’une des frontières terrestres avec l’Espagne. Simplement, il me faut préciser que la publication des premiers éléments tangibles et significatifs des enquêtes indépendantes n’aura pas lieu pendant quelques jours, laissant la prééminence à la version étatique relayée par la presse inféodée au régime.

C’est dans ce contexte qu’a lieu ma rencontre avec les deux jeunes rescapés15. Le projet initial de cet entretien réalisé à Khouribga16 qu’ils ont pu rejoindre après avoir été refoulés et dispersés vers des villes lointaines, a été justement de répondre à l’urgence de faire connaître leur version précise du massacre. Cette intention première de l’entretien a donc été abandonnée dès les premiers articles publiés, au profit d’une enquête déprise de cette urgence. 

Autre ressort politique majeur de ce matériau d’enquête, cette démarche commune de vérité se paie de difficultés, d’entraves, voire de prises de risques. Saïd Elmrabet et Salaheddine Lemaizi évoquent des pressions policières les empêchant tout particulièrement d’approcher des exilés présumés rescapés aux abords de Mlilya. S’ajoutent à ces considérations circonstancielles, les contraintes explicites ou non qui pèsent sur des journalistes tâchant de travailler à distance du régime17.Militant à l’Amdh Nador et principal enquêteur, Omar Naji fait le récit bien détaillé des empêchements qui lui ont été opposés, notamment à l’hôpital de Nador dont l’entrée lui a été interdite. En revanche, sa présence dans un cimetière a permis de mettre fin à une première tentative d’inhumer des morts en catimini dès les premiers jours après le massacre, et en l’absence de toute procédure permettant la moindre identification des hommes morts. Plus largement et pour ne parler que de la situation faite aux exilés, la répression visant l’Amdh Nador est récurrente, avec des précédents comme une garde à vue de Omar Naji en avril 2020 pour des propos jugés calomnieux envers des agents des autorités de la région. Elle s’est poursuivie après la publication du rapport avec l’empêchement d’une réunion et l’interdiction d’une marche aux chandelles le 25 décembre 2022 à Nador18

Les deux dernières dimensions politiques du matériau découlent quant à elles uniquement du geste de mes interlocuteurs de m’accorder cet entretien ou plutôt de s’en emparer. Il relève tout d’abord d’une éthique confinant à la politique, dans la mesure où il s’agit pour eux de rendre hommage à leurs frères tués et/ou disparus parmi lesquels certains leur étaient connus19. Ce faisant, ils leur offrent un tombeau dans l’évocation très précise de ce qui s’est passé juste avant, pendant et juste après le massacre20. Il est également politique puisqu’il leur permet de se constituer comme des sujets parlants et pas seulement parlés, y compris dans un témoignage se voulant prioritairement factuel21. Dans ces conditions, cette enquête dont l’existence est entièrement initiée et déterminée par cette rencontre, a été placée d’emblée sous le régime de la dette et de la responsabilité. 

C’est en un sens circonscrit à l’opposition aux mensonges d’Etat que ce matériau doit être considéré comme politique. Il s’agit d’une garantie à la fois essentielle et minimale à toute enquête sérieuse, et davantage lorsqu’elle ne produit qu’une partie du matériau analysé, comme c’est le cas de celle que je propose. Mais la nature politique de l’enquête, loin de se réduire au recours à ce matériau, réside d’abord dans la méthode avec laquelle il a été travaillé ; ensuite dans les choix de problématisation des résultats de l’analyse obtenus.

La méthode utilisée se revendique politique en un sens assez circonscrit qui ne relève ni de l’idéologie, ni de traditions d’enquêtes militantes

La méthode utilisée se revendique politique en un sens assez circonscrit qui ne relève ni de l’idéologie, ni de traditions d’enquêtes militantes22, tout en s’écartant des méthodes d’investigations journalistiques ou académiques. En effet, elle ne vise ni à produire des connaissances, ni à leur donner du sens à partir de problématisations et/ou théorisations a priori. Elle l’est parce qu’elle cherche à saisir ce que donne à penser l’événement examiné, ce qui peut être nommé son intellectualité23.  Autrement dit, la méthode vise sa logique en ne présumant rien d’elle, car l’évènement peut correspondre à trois situations. Soit il vient signaler la poursuite d’une logique politique déjà repérée, soit une rupture marquant irrémédiablement un avant et un après, soit une bascule d’une logique à une autre mais sans rupture. Pour ce faire, elle envisage l’événement dans sa singularité en procédant à un certain nombre de suspensions. Elle suspend toute problématisation a priori qui donnerait d’emblée du sens aux éléments relevés comme elle suspend toute recherche d’explications et de causes – immédiates ou lointaines. Ces suspensions garantissent les conditions de se focaliser sur ce qui a eu lieu et d’examiner les caractéristiques propres de l’événement et les éventuelles manifestations de l’inédit dont il serait porteur.24 En effet, l’inédit est considéré comme faisant signe vers ce qu’il faut justement penser. En définitive, la méthode se veut politique au sens où elle offre un outil pour saisir des processus politiques contemporains – qu’ils aient lieu du côté des Etats ou des peuples25. Avec une modestie qui n’exclut pas la rigueur, elle cherche à se placer en phase du contemporain, mot qui peut sonner pompeux, mais qui signale l’effort et l’exigence de saisir ce que le présent donne à penser dans la mesure où il est traversé d’un faisceau de possibles et de potentialités, qui s’actualisent dans des événements. L’approche par la singularité suppose certes l’absence de problématisation a priori, mais elle ne revendique pour autant nulle ignorance méthodologique. En effet, la distinction de ce qui relève de logiques déjà identifiées ou de logiques nouvelles suppose au préalable un travail de lectures et de familiarisation avec les différentes perspectives problématisant la situation analysée. 

 C’est à partir du repérage des pratiques policières de la violence que la rationalité de la politique étatique à l’œuvre dans le massacre peut être mise au jour.

En l’occurrence, j’ai abordé le massacre de Mlilya en mettant hors champ la problématique dominante relative à la collaboration de l’Etat marocain à ladite « lutte contre l’immigration clandestine » telle que pensée et pratiquée par l’UE, ainsi que la recherche de ses causes, de facteurs conjoncturels ou de ses objectifs. L’analyse vise précisément à saisir la rationalité étatique à l’œuvre et repérable dans les formes et les intensités de la violence policière prodiguée lors du massacre. Il se trouve que le matériau utilisé, outre ses qualités intrinsèques, se révèle compatible avec la méthode d’analyse adoptée. En effet, les trois enquêtes factuelles autorisent dans des proportions variables l’inscription des informations recueillies dans une temporalité plus élargie grâce à une familiarité ou une connaissance plus pointue des pratiques policières, aussi bien dans la région que dans l’ensemble du pays, à l’endroit des exilés noirs. Mes interlocuteurs les connaissent intimement depuis leur arrivée au Maroc il y a un an à peu près, et concernant celles à Mlilya, depuis des mois à ses abords. Les journalistes peuvent également prétendre à cette connaissance, du fait d’un travail documentant, pour l’un plus spécifiquement la région du Rif, pour l’autre la situation des exilés au Maroc26.Mais il est incontestable que les militants de l’Amdh Nador disposent d’une connaissance fine et ancienne de la situation des exilés dans la région, faisant de leurs rapports et de leurs communiqués des sources incontournables de manière générale, et une source prééminente pour cette enquête. 

C’est donc à partir du repérage des pratiques policières de la violence que la rationalité de la politique étatique à l’œuvre dans le massacre peut être mise au jour. Ainsi, l’analyse prend-elle comme fil le traitement des corps durant le massacre de ceux que je préfère désormais nommer « exilants27 » : tant ceux des vivants, des blessés, des morts que des disparus. 

A suivre..

Disclaimer : Les avis exprimés dans la rubrique « Tribune » ne représentent pas nécessairement les opinions du média ENASS.ma

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