À Paris, la construction d’une nouvelle masculinité arabe dangereuse

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Cette étude porte sur la politisation dudit « problème des mineurs non accompagnés marocains » en France, en la faisant débuter par une attention resserrée sur son traitement policier. Il s’agit ainsi de rétablir dans la lumière ce qui, justement, a été et continue d’être mis dans l’ombre par la surmédiatisation mentionnée. Cet article examine comment le premier refus a rendu ces enfants et adolescents marocains redevables d’un traitement prioritairement répressif. PARTIE 2. 

La présence en France d’adolescents venus du Maghreb 1est antérieure à l’arrivée des jeunes marocains à Paris, qui est datée de la fin de 2016, mais c’est elle qui déclenche les projecteurs2, braqués au niveau aussi bien local que national, sur ce groupe à qui seront très vite attribuées des caractéristiques irréductibles aux autres « mineurs non accompagnés ». 

La présence en France d’adolescents venus du Maghreb. est antérieure à l’arrivée des jeunes marocains à Paris, qui est datée de la fin de 2016. 

Les mineurs violentés et indésirables à Paris

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Au regard de la position stratégique de la ville, la géographie est décisive dans la manière avec laquelle ils sont problématisés conjointement par les autorités et les médias3. La présence, dans les rues de la capitale, de si jeunes garçons, affaiblis psychiquement et physiquement, suscite la stupeur et l’incompréhension de la part des autorités responsables de la protection de l’enfance, à savoir la Mairie de Paris, tandis que l’Etat la scrute avec une très grande attention. La Mairie décide assez tôt de ne pas leur assurer une prise en charge répondant à leurs besoins sanitaires immédiats et à leurs besoins plus généraux inscrits dans la durée. Fait remarquable, cette décision tout aussi immorale qu’illégale trouve sa justification dans un prétendu rejet de la part des premiers concernés d’une telle prise en charge, ainsi que dans une défense de leur intérêt, jugé suprême et unique, qui serait de rentrer dans leur pays. Il est ainsi possible de commencer à comprendre comment des dizaines de jeunes, âgés entre 8 et 16 ans, se retrouvent abandonnés, peu nourris, épuisés, atteints par des névroses qui se sont accumulées depuis leur départ du Maroc, et pour lesquelles le recours à des tranquillisants et/ou des excitants devient pour eux une nécessité et une accoutumance – pourtant aisément guérissable du fait de leur jeunesse et grâce à des moyens conséquents. Ils sont ainsi abandonnés aux dangers de la rue, s’adonnant à une délinquance de nécessité et, pour une très grande partie, liée à leur toxicomanie. Pour toutes ces raisons, ces jeunes ont été livrés à un face-à-face quotidien avec la police. A cet égard, la géographie cette fois-ci proprement parisienne est tout aussi décisive dans la mesure où le quartier de la Goutte d’Or4 dans lequel les jeunes marocains ont élu domicile se caractérise par une présence policière accrue visant prioritairement à surveiller et à harceler, par des contrôles réguliers et des arrestations, des jeunes garçons et hommes non blancs stationnant dans les rues de ce quartier populaire du 18e arrondissement. Parmi eux, des vendeurs ambulants sans papiers, des réfugiés venus de pays asiatiques ou africains, des adolescents ou tout jeunes adultes noirs et arabes nés en France. Au même titre que tous ces groupes, les adolescents marocains font l’objet de rappels quant à l’ordre racial qui régit l’espace urbain. Mais dans leur cas, cette violence quotidienne s’exerce sur des corps frêles et fragiles du fait des privations de nourriture, de sommeil et de soins, auxquelles s’ajoutent les effets de leurs addictions. 

La Mairie décide assez tôt de ne pas leur assurer une prise en charge répondant à leurs besoins sanitaires immédiats. 

Invisibilisation médiatique de la violence policière

 

Commencer à comprendre comment des dizaines de jeunes, âgés entre 8 et 16 ans, se retrouvent abandonnés, peu nourris, épuisés, atteints par des névroses qui se sont accumulées depuis leur départ du Maroc.

Documenter ces violences est extrêmement ardu, mais ce travail est rendu quasi impossible pour un groupe aussi démuni et vulnérable et qui n’a pas suscité une attention suffisante de la part du mouvement antiraciste. La présence de très rares militants associatifs permet d’obtenir tout de même quelques informations sur les violences diurnes et nocturnes5 : régulières et violentes intrusions dans un square où ils se sont installés ; usage de gaz lacrymogène et des matraques ; arrestations pouvant mener à des gardes à vue, dont les conditions ne sont pas toujours légales au regard de l’âge, et pendant lesquelles des tabassages ont pu avoir lieu selon les récits rapportés par de très nombreux jeunes à quelques militant(e)s et à des avocat(e)s dépéché(e)s dans les commissariats. Le parcours exemplaire de l’un d’entre eux aux mains de la police et de la justice sera restitué dans le troisième et dernier article, en compagnie de son avocate qui l’a assisté durant plusieurs années : alors qu’il est l’un des plus jeunes du groupe installé à partir de 2017, il aura sans doute subi le plus d’arrestations par le commissariat du 18e arrondissement. La question des violences policières à leur encontre n’apparaît que si peu publiquement tandis que son éventualité ne semble même pas soulevée par les articles et les reportages audiovisuels portant sur leur présence à la Goutte d’Or et au Trocadéro, autre quartier d’adoption des jeunes. Les articles que Le Monde6 lui consacre entre 2017 et 2024 en sont une illustration édifiante. Ainsi, un article 7reposant sur une présence répétée dans le quartier de Barbès, jour et nuit, auprès de quelques adolescents, ne fait mention d’aucune répression policière, tandis qu’un autre8 reprend sans distance la version d’un commissaire du 16e arrondissement faisant état de blessures que les jeunes s’infligeraient eux-mêmes en cellule tout en assurant que les évictions des jeunes des abords du Trocadéro 9s’effectueraient « sans heurts ».

Ils sont ainsi abandonnés aux dangers de la rue, s’adonnant à une délinquance de nécessité et, pour une très grande partie, liée à leur toxicomanie.

Quelques jeunes accompagnés de militants associatifs ont tenté d’attirer l’attention des élu(e)s et des habitant(e)s du quartier sur l’existence des violences policières qui les accablent, profitant d’une réunion publique en décembre 2017 à laquelle assistaient, entre autres, la maire-adjoint chargée des réfugiés ainsi que le maire du 18e arrondissement. Ils ont réussi à prendre la parole lors de cette réunion organisée pour apaiser l’exaspération et les inquiétudes des riverains des quelques rues « habitées » /« occupées » par ces enfants et adolescents. La seule réponse venue de la commissaire de la Goutte d’Or a consisté, en guise de fin-de-non-recevoir, à leur suggérer de lui envoyer des vidéos. Si de telles circonstances marquées par une grande tension favorisent un tel registre convenu et méprisant, elles peuvent également laisser surgir des propos dont le caractère déplacé peut se révéler lourd de signification. En l’occurrence, une déclaration10 effectuée par cette même commissaire offre une clé de compréhension relative aux représentations produites par la hiérarchie policière sur lesdits « mineurs non accompagnés marocains ». Ainsi clame-t-elle à l’assemblée que « ces jeunes ne veulent pas être aimés ». Au-delà de la stupeur et de l’effroi qu’il suscite, cet énoncé justifierait, en même temps qu’il l’admettrait implicitement, la violence brutale et répétée exercée à l’endroit de « monstres » se dérobant à l’amour pourtant proposé. 

Les adolescents marocains font l’objet de rappels quant à l’ordre racial qui régit l’espace urbain.

« Désenfantilisation » et fabrique d’une masculinité arabe

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Plus profondément, il explicite un processus que l’on pourrait nommer « désenfantilisation », au sens où il soustrait aux enfants leur qualité précisément d’enfants, constituant une variante de la déshumanisation, très bien connue en ce qui concerne les enfants palestiniens. Cette « désenfantilisation » doit être comprise comme le prélude à la fabrique d’une nouvelle masculinité arabe réputée violente par atavisme et redevable de violences à ce titre. Au regard de son histoire coloniale et postcoloniale, le quartier de la Goutte d’Or/ de Barbès offre un terreau particulièrement favorable à son développement. En effet, les adolescents marocains venus seuls représentent une nouvelle incarnation de cette masculinité arabe/maghrébine qui succède à celles produites au moment de la Guerre de libération nationale algérienne, et encore plus, lors des années 1970, avec la figure de l’« immigré maghrébin » dont la criminalisation s’est déclinée plus particulièrement à partir de considérations sexuelles11. Loin d’être anecdotiques, les coups portés par des policiers sur leurs parties intimes qu’ont rapportés avec pudeur les adolescents à des militants associatifs, s’éclairent à partir de ce processus. Autrement dit, il existe une mémoire vive du 18e arrondissement et de ses commissariats, liée à la résistance nationale algérienne et au moment des années 1970. D’ailleurs, la médiatisation de cette dernière période sous le prisme de la prostitution et de la délinquance accolées aux jeunes hommes immigrés maghrébins n’est pas sans rappeler, même avec des écarts, la médiatisation des « mineurs marocains » à la Goutte d’Or.12  

Si cette figure menaçante s’inscrit dans une généalogie endogène à ce quartier, elle finit par déborder, non seulement dans d’autres quartiers de Paris, mais aussi d’autres villes françaises. C’est qu’en fait, la Goutte d’Or se révèle également le lieu d’expérimentation de la politique finalement adoptée par l’Etat qui consiste à évacuer hors du territoire la présence de cette menace. Dans un tout premier temps, les jeunes finissent par fuir le 18e arrondissement vers le quartier du Trocadéro qui devient, à son tour, l’épicentre des attentions, pour ne pas dire des obsessions, policières et médiatiques, ainsi que vers le 15e arrondissement, où l’un d’eux trouve la mort de manière effroyable et suspecte. 

A suivre..

| Par Samia Moucharik chercheure indépendante 

PS : Les avis exprimés dans cette rubrique ne représentent pas nécessairement les opinions du média ENASS.ma

  1. Outre du Maroc, des jeunes viennent d’Algérie et, dans une moindre proportion, de Tunisie.  ↩︎
  2. Une première médiatisation concerne des adolescents ayant trouvé refuge à Marseille ↩︎
  3. Les discours de la Mairie de Paris et de la Préfecture de Paris sont largement relayés dans un grand nombre de reportages de presse et de l’audiovisuel.  ↩︎
  4. Plus précisément Barbès. Ces deux noms sont souvent familiers des Maghrébins tant ils sont associés à l’histoire de l’immigration venue de ces pays, particulièrement l’Algérie depuis la guerre de libération nationale.  ↩︎
  5. En plus des riverains qui ont pu assister à des scènes de violence. ↩︎
  6. L’attention particulière donnée au traitement par ce journal s’éclaire par son rôle dans le consensus sécuritaire visant les Marocains en épousant sans distance le point de vue des autorités, à savoir la Mairie de Paris et la police.  ↩︎
  7. Zineb Dryef, « Les gamines à la dérive de Barbès », Le Monde, 5 mars 2021 ↩︎
  8.  Louise Couvelaire, « Au pied de la tour Eiffel, des jeunes migrants isolés à la dérive », Le Monde, 5 mai 2021 ↩︎
  9.  Qui va constituer une nouvelle étape dans la cristallisation du traitement qui leur est réservé. ↩︎
  10. Déclaration qui ne figure pas, bien entendu, dans le compte-rendu disponible de la réunion de quartier : https://cdn.paris.fr/presse/2020/03/23/12b0a4c81ed482dd58270d8137a96028.pdf ↩︎
  11.  Cette sexualité criminelle repose alors sur des accusations de proxénétisme, tandis que les débats sur la prostitution se focalisent sur la Goutte d’Or. Un adolescent de 15 ans, Djellali Ben Ali, est assassiné par un concierge convaincu qu’il avait des relations sexuelles avec sa compagne. Cet assassinat raciste provoque une grande et mémorable mobilisation menée par et en faveur des immigrés, notamment par le Mouvement Arabe des Travailleurs. Cf. Tod Shepard, Mâle décolonisation. L’« homme arabe » et la France de l’indépendance algérienne à la révolution iranienne (1966-1979), Paris, Payot, 2017, 358p. Hager Ben Boubaker, Barbès Blues. Une histoire populaire de l’immigration maghrébine, Paris, Le Seuil, 2024, 301p.  ↩︎
  12. La journaliste du Monde qui s’intéresse en 2021 à des adolescentes fugueuses ayant trouvé refuge à Barbès auprès des mineurs marocains laisse entendre que ces derniers s’adonnent à la prostitution. https://m.youtube.com/watch?v=yfQCadZx2Nc. Tandis que, dans un autre article du même journal, est repris, sans le moindre élément le corroborant, le propos d’un sociologue, auteur de rapports commandés par des institutions, selon lequel les jeunes « se violent entre eux » : Louise Couvelaire, « A Paris, des enfants des rues, drogués et violents, laissent les services sociaux désemparés », Le Monde, 3 août 2017. Ce même sociologue, Olivier Peyroux, avance dans le rapport qu’il a co-écrit en 2018 des « comportements sexualisés des jeunes garçons, notamment à l’égard d’éducatrices, en laissant entendre l’existence de violences sexuelles sur des jeunes filles. Recherche-action sur la situation des mineurs non accompagnés marocains. Rapport Trajectoires, avril 2018.  ↩︎
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