Route de l’exil ou de la mort ? Le fiasco Mauritanie-Canaries

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En plaçant la Mauritanie au cœur de ses stratégies migratoires, l’Union européenne transforme un pays historiquement carrefour des mobilités africaines en un véritable gendarme des frontières européennes. Cette coopération, marquée par la répression, le racisme et l’impunité, engendre un lourd tribut humain. Entre contrôles sévères et violations des droits fondamentaux, le nouveau rapport de Specto…

Un théâtre de répression aux portes de l’Europe

En 2024, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), 46 843 exilés ont atteint l’Europe par cette voie.

La route de l’Atlantique est aujourd’hui l’une des plus meurtrières au monde. En 2024, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), 46 843 exilés ont atteint l’Europe par cette voie. Sur ces trajets, au moins 1 086 personnes ont perdu la vie ou sont portées disparues. Le collectif Caminando Fronteras, qui documente les naufrages, estime que 71 % de ces départs ont eu lieu depuis les côtes mauritaniennes.

En 2024, l’Union européenne et l’Espagne ont injecté près de 500 millions d’euros dans des dispositifs visant à empêcher les départs.

Derrière ce chiffre, il y a un basculement stratégique : la Mauritanie n’est plus un simple pays de transit, elle est devenue l’épicentre des logiques de déportation, d’interception et de contrôle. En 2024, l’Union européenne et l’Espagne ont injecté près de 500 millions d’euros dans des dispositifs visant à empêcher les départs.

« En tout et pour tout, 500 millions d’euros ont été offerts à la Mauritanie au début de l’année 2024 pour verrouiller ses côtes et s’assurer que les personnes en migrations restent clouées à terre. Quant à la libéralisation des voies de passage légales, qui est l’une des premières causes des départs via des voies dites irrégulières, celles- ci restent conditionnées à la bonne coopération du pays en matière de gestion des migrations ainsi qu’aux intérêts de l’Espagne et de l’Europe », souligne le rapport.

Mais cette politique n’a pas freiné les évasions : elle les a rendues plus dangereuses. Les départs s’organisent dans la clandestinité, les embarcations sont plus fragiles, les réseaux plus risqués, et le silence des institutions plus assourdissant. Ce choix politique de la dissuasion va nourrir une logique plus brutale encore : celle de la répression à l’intérieur du territoire mauritanien.

Rafles massives, détentions inhumaines et expulsions arbitraires

Entre janvier et avril 2025, les autorités mauritaniennes ont annoncé l’arrestation de plus de 30 000 personnes

Entre janvier et avril 2025, les autorités mauritaniennes ont annoncé l’arrestation de plus de 30 000 personnes. Selon le rapport, les expulsions se font par convois, jusqu’à cinq bus par jour, vers les frontières avec le Mali ou le Sénégal. Rien qu’en mars 2025, 524 Guinéens ont été déportés. Parmi eux, des femmes, des enfants, des personnes titulaires de titres de séjour valides. L’AMDH (Association mauritanienne des droits de l’Homme) rapporte que plus de 1 200 personnes ont été refoulées au cours de l’opération.

Aucune distinction n’est faite entre les personnes en situation irrégulière ou en cours de régularisation.

Les arrestations surviennent à toute heure, notamment dans les quartiers populaires de Nouakchott comme El Mina, régulièrement ciblés par des descentes policières souvent violentes. Des agents en civil interviennent de nuit, sans mandat, parfois même en l’absence des personnes recherchées. Les domiciles sont fouillés, des biens personnels confisqués. Le rapport affirme ainsi que « Certaines vidéos montrent des scènes de violence et des logements saccagés ». Aucune distinction n’est faite entre les personnes en situation irrégulière ou en cours de régularisation. Celles et ceux titulaires de cartes de séjour valides ou en attente d’un rendez-vous auprès du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) sont également arrêté·e·s, sans possibilité de faire valoir leurs droits ou de récupérer leurs documents.

« Je partais travailler comme tous les matins, quand un jour, une Mercedes noire s’est  arrêtée devant moi sur la route. Deux hommes se sont présentés comme policiers. L’un d’eux m’a demandé ma carte d’identité. Je la leur ai donnée, ainsi que mon laissez- passer, mais celui-ci était périmé. Ils m’ont alors demandé de monter dans la voiture et m’ont conduite directement au poste de police ». Moussa, un sénégalais 

Les conditions de détention sont unanimement décrites comme inhumaines : pas d’eau, pas de nourriture, pas de toilettes, sauf pour celles et ceux qui peuvent payer.

Les conditions de détention sont unanimement décrites comme inhumaines : pas d’eau, pas de nourriture, pas de toilettes, sauf pour celles et ceux qui peuvent payer. Des témoins rapportent des vols organisés lors des arrestations : téléphones, argent, vêtements sont confisqués. Des rançons allant de 100 à 2 000 ouguiyas sont exigées pour sortir, téléphoner ou éviter l’expulsion. Femmes enceintes, enfants, personnes âgées ne sont pas épargnés. « Il n’y avait pas de fenêtres, pas de toilettes. Dans certains centres, les gens étaient juste assis les uns contre les autres », témoigne Kadiatou, une activiste interrogée dans le rapport. « Certaines femmes restent enfermées plusieurs semaines sans soins ni produits d’hygiène. L’une d’entre elles, enceinte, est morte pendant son expulsion après trois semaines de détention sans prise en charge », peut-on lire dans le document.

Des pratiques qui ne sont pas des dérives isolées : elles s’inscrivent dans un système d’externalisation des frontières soutenu et financé par l’Europe.

Un racisme d’État, sous-traité par l’Europe

Dès 2006, l’Espagne déploie la Guardia Civil sur son sol et Frontex coordonne des opérations de surveillance en mer.

Le rapport ainsi met en lumière que depuis 2005, la Mauritanie est un laboratoire de l’externalisation européenne. Dès 2006, l’Espagne déploie la Guardia Civil sur son sol et Frontex coordonne des opérations de surveillance en mer. En 2024, un nouveau Memorandum of Understanding renforce cette logique, avec l’installation de bases de données biométriques interconnectées avec celles de l’UE.

Ces outils sont utilisés pour ficher, trier, surveiller. Dans les faits, ils ciblent en priorité les Noirs africains. L’apparence, la langue ou le quartier de résidence deviennent des critères d’interpellation. Le racisme systémique dans l’appareil étatique mauritanien s’allie ainsi aux technologies européennes pour produire un contrôle racialisé de la mobilité.

Canaries : du sauvetage au soupçon généralisé

Selon le document, les exilés qui parviennent à survivre à la traversée sont enfermés dès leur arrivée. Le camp de Las Raíces, à Tenerife, en est le symbole. Loin d’être accueillis, les migrants sont fichés, interrogés, suspectés de trafic. Les procédures de demande d’asile sont longues, opaques, et rarement couronnées de succès.

L’Espagne applique systématiquement l’accord de réadmission de 2003 avec la Mauritanie. « En vertu de cet accord, la Mauritanie est contrainte de réadmettre ses propres ressortissants. Il est également stipulé que les citoyens de pays tiers ayant quitté les côtes mauritaniennes puissent eux aussi faire l’objet de ces renvois. Fort de la coopération avec les autorités mauritaniennes, l’Espagne procède alors à coup de charter à l’expulsion de centaines de personnes débarquées sur ses côtes », souligne le rapport.

Entre 2019 et 2022, ce pays a reçu un tiers des vols d’expulsion espagnols. Mais le renvoi ne s’arrête pas là : une fois en Mauritanie, les personnes sont de nouveau déportées vers le Mali, le Sénégal, la Guinée.

« Aujourd’hui, le manque de transparence entourant ces procédures, ainsi que le recours croissant à des vols commerciaux privilégiés par les gouvernements européens, rendent ces expulsions à la fois moins coûteuses et plus discrètes. Cette opacité complique le travail des associations de terrain, qui peinent à évaluer l’ampleur réelle de la coopération autour des renvois de ressortissants de pays tiers vers la Mauritanie », ajoute le rapport.

Ce que l’Europe finance en silence

Derrière ce système de répression que cette enquête analyse, on trouve une architecture européenne bien huilée. En Mauritanie, la France et l’Espagne opèrent via Civipol, FIIAPP ou la Guardia Civil. Des fonds européens comme le FFU (Fonds fiduciaire d’urgence) permettent d’acheter des drones, des bateaux de patrouille, des logiciels d’analyse. Le projet GAR-SI Sahel, mis en œuvre par l’Espagne, a formé des brigades spécialisées dans la répression des migrants.

En Mauritanie, la France, par le biais de la société Civipol, et l’Espagne, via sa consœur la FIAAP, jouent un rôle central dans l’élaboration et l’exécution des stratégies migratoires européennes dans la région.

« L’Union européenne, en tant que principal bailleur de fonds, délègue la mise en œuvre concrète de ses politiques migratoires aux États membres, s’appuyant notamment sur des entreprises spécialisées dans la sécurité. En Mauritanie, la France, par le biais de la société Civipol, et l’Espagne, via sa consœur la FIAAP, jouent un rôle central dans l’élaboration et l’exécution des stratégies migratoires européennes dans la région. Ces acteurs, profondément ancrés dans l’histoire, représentent une continuité des influences coloniales, perpétuant à la fois des relations de domination politique et des intérêts économiques hérités de l’époque coloniale. Leur collaboration étroite avec les ministères de l’Intérieur français et espagnol leur permet de façonner les frontières contemporaines selon des logiques issues du passé, tout en renforçant aujourd’hui les mécanismes de contrôle et d’exclusion », peut-on lire dans le rapport.

Ce complexe sécuritaire est présenté comme « humanitaire ». Pourtant, il engendre des violences systémiques, des morts, et des violations massives. En 2024, le matériel européen a même servi à réprimer des manifestations pro-démocratiques au Sénégal.

Face à cela, des voix s’élèvent pour réclamer justice, vérité et responsabilité. Les familles de disparus se battent pour connaître le sort de leurs proches. Des collectifs documentent les naufrages, identifient les victimes, interpellent les institutions. Mais le silence reste la norme.

Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir si ces politiques fonctionnent, mais à quel prix ? Et pour qui ?

Les témoignages du rapport rappellent que chaque chiffre est un récit. Yves, refoulé plusieurs fois. Moussa, racketté dans un centre. Serge, enchaîné avec d’autres dans un bus d’expulsion. Des vies « invisibilisées » par des politiques qui prétendent protéger. Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir si ces politiques fonctionnent, mais à quel prix ? Et pour qui ?

Repenser les politiques migratoires : Les six recommandations clés

Enfin, à la lumière des violations documentées et des effets destructeurs des politiques d’externalisation, le rapport formule une série de recommandations claires à l’Union européenne, à l’Espagne et à la Mauritanie :

  • Suspendre le Mémorandum d’entente signé en février 2024 tant que les violations massives des droits fondamentaux persistent.
  • Mettre en place un mécanisme indépendant de suivi de l’impact des financements européens sur les droits humains.
  • Ouvrir une enquête sur le programme GARSI-Sahel pour établir sa responsabilité dans les pratiques répressives documentées.
  • Cesser de conditionner l’aide au développement à la coopération migratoire, en garantissant que cette aide bénéficie réellement aux populations.
  • Créer un mécanisme de recherche et de rapatriement des personnes mortes ou disparues en mer, afin de permettre aux familles d’accéder à la vérité, au deuil et à la justice.
  • Respecter le principe de non-refoulement et mettre un terme aux expulsions collectives sans cadre légal ni suivi consulaire.

Aux autorités espagnoles, il est demandé de « mettre fin à la détention systématique, d’évaluer la vulnérabilité des exilés dès l’arrivée, de réviser les poursuites pénales liées à la migration, et de respecter les droits des mineurs ».

Ensuite et aux autorités mauritaniennes, le rapport exige « de suspendre les expulsions collectives, de respecter les droits fondamentaux et de mettre en œuvre les recommandations internationales contre la discrimination raciale ».

Pour lire l’intégralité du rapport, consultez : https://spectomedia.org/naufrage-dune-politique-migratoire/

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