Avocats, pastèque et choix politiques
Les trois universitaires qui ont intervenu lors d’une rencontre du Club des lecteurs de ENASS.ma pointent du doigt « les choix fondateurs de la politique agricole marocaine » et les « conflits d’intérêts entre capital et politique ».
Texte Imane Bellamine ,Vidéo Anass Laghnadi
Larbi Zagdouni, agroéconomiste et ruraliste, rappelle au début de son intervention quelques faits : « L’avocat est un choix de politique publique. Cette culture a été financée, subventionné et encouragée. La responsabilité de cette situation incombe à ceux qui ont porté cette politique », martèle-t-l. Réunis à l’occasion de l’avant-première du mini-documentaire « L’avocat au Maroc : Exporter l’eau et importer la soif », co-produit par ENASS.ma et la Fondation Heinrich Böll, bureau de Rabat, cette rencontre tenue le 8 novembre 2024 sous le signe du « Club des lecteurs de ENASS »
Des cultures de la soif, subventionnées
Larbi Zagdouni : « L’Etat est défaillant quant au respect de ses propres engagements constitutionnels et lois relatives au domaine de l’eau ».
L’expert en politiques agricole renvoie à la responsabilité de l’Etat : « L’Etat est défaillant quant au respect de ses propres engagements constitutionnels et lois relatives au domaine de l’eau. L’Etat n’essaie pas non plus de réduire les effets pervers de ces politiques publiques. Dans les faits, l’exercice de régulation de la politique de l’eau fait défaut », poursuit-il. C’est le même son de cloche de Srairi : « Le Capital agricole prend tout et nous laisse la sècheresse, avec une marginalisation de la paysannerie familiale ».
Zagdouni : « Le Capital agricole prend tout et nous laisse la sècheresse, avec une marginalisation de la paysannerie familiale ».
Sur l’eau et sa gestion, même le très officiel Conseil économique social et environnemental (CESE) est sorti de sa réserve pour publier en 2023 une alerte. Dans cette note on pouvait lire : « La demande en eau au Maroc est aujourd’hui supérieure à la quantité disponible en ressources annuelles renouvelables d’eau douce. La sécurité hydrique devient, par conséquent, une priorité pour le Maroc aujourd’hui et pour les années à venir. Menaçant de générer de l’instabilité sociale et d’aggraver les inégalités territoriales, elle nécessite une réponse politique urgente et devrait être considérée par le Maroc comme l’un des principaux garants de la paix sociale au niveau du pays, et un facteur de soutenabilité et de résilience de son futur modèle de développement ». Et l’avocat est l’exemple type de cette menace pour la sécurité hydrique. « Pour produire un seul fruit d’avocat, il faut 200 litres d’eau. C’est énorme pour un pays en sécheresse », s’indigne El Hafidi d’ATTAC Maroc.
CESE : « La demande en eau au Maroc est aujourd’hui supérieure à la quantité disponible en ressources annuelles renouvelables d’eau douce ».
Au service du capital et ses intérêts
Akesbi : « L’observation sur la longue durée montre que ce qui commande la gestion des politiques agricoles notamment, ce sont les conflits d’intérêts ».
Najib Akesbi, et avec une lecture longitudinale sur les politiques agricoles croisées aux politiques fiscales et économiques dans leur globalité met en avant le rôle du conflit d’intérêt et la collusion entre le capital et le pouvoir politique : « D’un côté, nous avons des politiques publiques adressées au secteur agricole et au monde rural, qui s’appuient sur un nombre de ressources naturelles limitées (la terre et l’eau principalement). De l’autre côté, nous avons des groupes d’intérêts agricoles. L’observation sur la longue durée montre que ce qui commande la gestion des politiques agricoles notamment, ce sont les conflits d’intérêts », analyse-t-il.
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Une situation de conflits d’intérêts que résume El Belghiti par l’exemple d’un président de la Chambre agricole à Tata farouchement opposé à la décision régalienne de l’autorité locale de la province, de réduire drastiquement le creusement des puits dans cette zone. « Le véto de la Chambre agricole contre la décision du Wali pour stopper l’arrêt de creuser les puits est typique de ce mélange de genres entre politique et économique. Ce même président était le principal fournisseur de produits goutte-à-goutte à Tata », indique El Belghiti qui a mené plusieurs investigations sur ce sujet.
Akesbi : « Ces investissements ne sont pas portés par le secteur privé, sa source est le budget de l’Etat, soit l’argent public ».
Le deuxième motif d’inquiétude d’Akesbi, c’est que le financement de ces investissements soient largement assurés par les deniers publics. « Ces investissements ne sont pas portés par le secteur privé, sa source est le budget de l’Etat, soit l’argent public », alerte-t-il.
L’économiste marocain donne l’exemple d’une terre privée que l’Etat subventionne pour disposer d’un système d’irrigation. Cette terre trouve sa valeur triplée. « Mon argument est celui du simple bon sens : si l’Etat investit de l’argent public, le bon sens voudrait que cet investissement puisse bénéficier à la communauté pour atteindre la souveraineté alimentaire par exemple, et non pas des intérêts privés », plaide-t-il.
Contre le bien commun
Cette situation de conflits d’intérêts et d’usage massif des deniers publics pour alimenter le capital privé fait peser « des risques majeurs sur l’agriculture marocaine ». « Le premier risque majeur est que nous soyons face à des politiques publiques dont le dernier souci est l’intérêt général et le bien commun », insiste Akesbi. Le deuxième risque, et non des moindres serait celui de la durabilité de la ressource : « Ces politiques ne prennent pas en compte la durabilité de nos ressources. Produire de l’avocat ou de la pastèque doit être évalué à l’aune des limites de la nature. Les outils techniques existent pour planifier et décider en fonction de paramètres, et pour ce faire il faudrait une volonté politique ».
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Rachid El Belghiti, journaliste et acteur de la société civile dans la province de Tata rappelle l’épisode de la pastèque à Zagora suite à la crise de la soif. En 2016, la secrétaire d’Etat à l’eau au sein du gouvernement Benkirane, Charafat Afilal, propose de réduire les superficies de la culture de la pastèque à Zagora, sur la base de consultations élargies dans la province. Cette proposition a fait l’objet d’un véto de la part du ministre de l’Agriculture de l’époque, Aziz Akhanouch. « Le ministre a considéré que la gestion de l’eau était de son ressort », constate El Belghiti. Plusieurs années plus tard, le gouvernement se résout à prendre cette même décision. Mais il était déjà trop tard. Pour l’avocat, le temps presse pour sauver ce qui reste de cette ressource rare.