Femmes et libertés individuelles : une étude qui bouscule les perceptions

Le centre de recherche Menassat dévoile une nouvelle enquête sur la place des femmes dans l’espace public, entre adhésion de principe, résistances sociales et méconnaissance du droit.Les détails.
Après deux études sur les libertés individuelles au Maroc, le centre Menassat poursuit son exploration des représentations sociales à travers une enquête centrée sur un enjeu clé : le rapport des femmes à l’espace public.
Réalisée auprès d’un échantillon de plus de 1 500 personnes à travers les douze régions du pays, cette nouvelle étude dévoile une société traversée par des contradictions : adhésion aux principes d’égalité, mais résistances persistantes dès qu’il s’agit de loisirs ou de liberté corporelle.
Une majorité en faveur de la liberté d’accès… mais des résistances tenaces
75 % des répondants affirment soutenir le droit des femmes à accéder librement aux lieux publics.
Dans un Maroc en mutation, 75 % des répondants affirment soutenir le droit des femmes à accéder librement aux lieux publics cafés, parcs, cinémas, hôtels. Mais derrière ce chiffre encourageant, l’étude révèle de fortes disparités selon l’âge, le sexe, le niveau d’instruction ou encore la situation matrimoniale.
« L’espace public n’est pas neutre» .C’est un espace construit, imaginé, vécu et consommé selon des représentations sociales.
« L’espace public n’est pas neutre », souligne Aziz Mchawat, directeur du centre Menassat, dans une déclaration à Enass. « C’est un espace construit, imaginé, vécu et consommé selon des représentations sociales. Le travail de notre équipe a été d’aller explorer ces représentations, notamment autour de la présence des femmes et des stratégies qu’elles développent pour investir cet espace de façon plus sécurisée. »
Si les jeunes et les personnes diplômées sont les plus favorables à ces libertés, les femmes continuent de vivre l’espace public sous pression. Moins de 5 % des personnes interrogées estiment que ces lieux sont « très sûrs » pour elles. Le harcèlement, perçu comme courant en ville, touche en particulier les femmes âgées de 18 à 34 ans.
Les femmes elles-mêmes se montrent les plus affirmatives : 83,7 % d’entre elles soutiennent ce droit contre 66,4 % des hommes. La situation matrimoniale joue aussi un rôle : les célibataires et les divorcés se montrent plus ouverts que les personnes mariées ou veuves.
Sur la question de la sécurité, les résultats sont plus préoccupants : seules 5 % des personnes considèrent les lieux publics comme « très sûrs » pour les femmes. Plus de 20 % jugent même ces espaces « peu sûrs » ou « pas sûrs du tout ». Les zones urbaines et rurales semblent légèrement plus rassurantes à cet égard que les zones semi-urbaines, mais le sentiment global reste celui d’un espace public encore marqué par l’insécurité et les violences ordinaires.
Le harcèlement, notamment, est identifié comme une réalité persistante, 82 % des femmes et 81 % des hommes interrogés reconnaissent que les femmes y sont particulièrement exposées.
Le harcèlement, notamment, est identifié comme une réalité persistante, 82 % des femmes et 81 % des hommes interrogés reconnaissent que les femmes y sont particulièrement exposées. Les jeunes femmes de 18 à 34 ans sont les plus concernées, surtout dans les grandes villes.
Liberté du corps féminin : un soutien privé, un rejet public

Autre sujet clivant: la liberté pour les femmes de disposer de leur corps. Si 67 % des répondants se disent favorables à ce droit dans l’espace privé, ils ne sont que 42 % à l’accepter dans l’espace public. Un contraste qui reflète une tension profonde entre sphère domestique où la femme est perçue comme légitime et espace collectif, où sa liberté corporelle reste jugée problématique.
L’écart est particulièrement fort entre zones rurales (où moins de 20 % des répondants approuvent cette liberté dans l’espace public) et urbaines (où l’approbation monte à 33 %). Les jeunes, encore une fois, se montrent les plus ouverts à cette idée.
Sur le plan des référentiels, l’étude révèle une société en quête de synthèse. Si 71 % des répondants estiment que la liberté individuelle est un droit personnel légitime, 45 % plaident pour une articulation entre principes religieux et droits humains. Seuls 15 % défendent une approche strictement fondée sur les droits humains, tandis qu’un tiers des participants affirme que la situation des femmes serait meilleure en appliquant uniquement les principes de la charia.
La majorité reste néanmoins attachée à l’idée que la religion, bien interprétée, ne contredit pas les droits des femmes. 57 % estiment que la charia soutient leurs libertés dans l’espace public, bien que cette opinion varie selon le niveau d’éducation : plus on est instruit, plus on est critique à l’égard de ses limites potentielles.
La majorité des Marocains ignorent l’existence même de certaines lois, comme l’article 1-1-503 qui criminalise le harcèlement sexuel.
Sur le plan légal, l’étude met en évidence un net manque de connaissance des textes encadrant les droits des femmes. La majorité des Marocains ignorent l’existence même de certaines lois, comme l’article 1-1-503 qui criminalise le harcèlement sexuel. Et bien que 73 % y adhèrent après en avoir pris connaissance, le déficit d’information reste criant.
Par exemple, 86 % des personnes ignorent totalement l’article 1-1-503 qui punit le harcèlement, y compris en ligne. Et bien qu’une majorité adhère à son contenu une fois informée, ce décalage souligne un besoin urgent de sensibilisation.
Par ailleurs, la mobilisation reste marginale : 91 % des personnes interrogées ne sont membres d’aucune association défendant les droits des femmes, et seulement 10 % ont déjà participé à une initiative en leur faveur.
Des marges de progrès… et un appel à la transformation sociale
En somme, cette enquête met en lumière un paradoxe; des valeurs d’ouverture en progression, mais encore freinées par des blocages culturels, religieux et sociaux profonds. Le droit des femmes à occuper librement l’espace public est globalement reconnu, mais sa pleine mise en œuvre dépend encore de nombreux facteurs : éducation, âge, lieu de résidence, statut conjugal, et surtout, volonté politique et mobilisation citoyenne.
Pour Menassat, «ces résultats ne sont pas une fin en soi, mais un point de départ. Ils appellent à un débat serein, à des réformes concrètes, et à une politique d’éducation et de sensibilisation ambitieuse pour faire de l’espace public un lieu réellement partagé ».