
Dix ans après, le reportage de CNN révélant le système esclavagiste en Libye, qui avait pourtant suscité de vives réactions dans la communauté internationale, n’a pas permis un changement de paradigme dans la gestion de la migration ni dans la lute contre toutes les formes de racismes. Décryptage.
Dans un rapport publié en décembre 2024, un consortium de chercheurs a mis en lumière une gigantesque « traite d’État » transfrontalière, orchestrée sur fonds européens par la Tunisie et la Libye. Mis aux enchères ou échangés contre du haschisch et du pétrole, les migrants noirs seraient les seules cibles de cette organisation criminelle — ils seraient vendu après leur arrestation par les autorités tunisiennes dans le cadre de la de la « lutte contre l’immigration irrégulière », de l’autre coté de la frontière, en Libye.
Bien que, dans le chaos de la Libye moderne, la vente de personnes exilées noires par les milices locales ait été documentée à partir de 2017, le climat délétère qui règne aujourd’hui enTunisie a été éstampillé par le discours raciste et xénophobe du président Kaïs Said de mars 2023. En associant les « immigrés clandestins provenant d’Afrique subsaharienne » à des criminels et en affirmant que cela pourrait entraîner la métamorphose de « la composition démographique de la Tunisie» pour faire du pays « un État africain qui n’appartiendrait plus au monde arabo-islamique», le chef de l’État a donné le coup d’envoi d’une vague de violence à l’encontre des personnes noires présentes dans le pays et a laissé place à un « racisme d’État », rendant possible l’implication des autorités tunisiennes dans ce vaste réseau criminel. Ironie du sort pour le premier pays arabe à s’être doté d’une loi pénalisant le racisme.
Presque dix ans après, le reportage de CNN révélant le système esclavagiste en Libye, qui avait pourtant suscité de vives réactions dans la communauté internationale, n’a pas permis un changement de paradigme dans la gestion de la migration ni dans la lutte contre toutes les formes de racismes, y compris les entraves à la circulation des corps noires. Si l’entreprise raciale de gestion des frontières et des circulations organisées enTunisie et en Libye semblent arriver à son paroxysme, les autres pays du Maghreb ne restent pas en marge de ces logiques dégradantes et discriminantes.
Après les coups d’État au Burkina Faso, au Mali et, tout particulièrement, au Niger en 2022, les fonds européens se sont redirigés vers la Mauritanie, déjà fortement impliquée dans le contrôle des mouvements migratoires. Les récentes arrestations et expulsions de masse de ressortissants d’Afrique de l’Ouest survenues dans le pays depuis le début de l’année 2025 ont ravivé les douloureux souvenirs des « événements » de 1989-1991, au cours desquels plus de 20 000 Afro-Mauritaniens se sont vu déniés de la citoyenneté mauritanienne, dépossédés de leurs terres et expulsés vers la rive sénégalaise du fleuve homonyme. Depuis le mois de février, les ONG locales dénoncent des arrestations ciblées de personnes migrantes menées par les autorités mauritaniennes, parfois directement au domicile des personnes qui sont pillés par la même occasion, et ce, dans le but de les expulser du territoire dans des conditions inhumaines. Des mécanismes d’arrestation et d’expulsion que l’on retrouve de façon similaire dans les autres pays du Maghreb.
Cible de campagne de haine
Tout comme en Tunisie, en Libye et en Algérie, les personnes racisées deviennent la cible de campagnes de haine sur les réseaux sociaux.
Tout comme enTunisie, en Libye et en Algérie, les personnes racisées deviennent la cible de campagnes de haine sur les réseaux sociaux, tandis que le spectre d’un remplacement ethnique et démographique plane dans les discours des responsables politiques et accompagne le renforcement de politiques migratoiress écuritaires.
Le Maroc n’est, quant à lui, pas exempt de cette poussé d’archimède. Même si, les discours xénophobes ne se matérialisent pas enracisme d’État dans le pays, le Maroc n’échappe pas pour autant à ces logiques raciales dans sa gestion des migrations. Et ce n’est pas sans rappeler le drame du 24 juin 2022, où 27 personnes originaires d’Afrique de l’Est ont perdu la vie en tentant de franchir la barrière de l’enclave de Melilla. Les entraves à la circulation imposées aux personnes noires dans le nord du pays obligent celles qui ne disposent pas de documents de voyage à adopter des stratégies différenciées en fonction des logiques raciales appliquées par les autorités marocaines. Ainsi, et tandis que les personnes originaires d’Afrique subsaharienne ou centrale sont contraintes d’escalader les barrières au péril de leur vie, les Marocains ou encore les exilés issus de la communauté asiatique peuvent tenter de passer avec des documents falsifiés ou de contourner la barrière à la nage, non sans risque.
Le Maroc n’échappe pas pour autant à ces logiques raciales dans sa gestion des migrations.
Recommandations pour le Maroc
À l’issue de l’examen de la situation du Maroc par le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD), tenu en novembre 2023 conformément aux engagements pris par le Maroc dans le cadre de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, la commission d’évaluation a fait part de ses inquiétudes face à « l’augmentation des discours de haine raciste et de la xénophobie dans les médias, sur Internet et sur les plateformes sociales, en particulier contre les migrants, les réfugiés et les demandeurs d’asile, les migrants des pays d’Afrique subsaharienne, mais aussi contre les Marocains noirs et les Amazighs».
Depuis une vingtaine d’années, les politiques de contrôle des mouvements migratoires à destination de l’UE dans les pays du Maghreb ciblent de manière systématique les personnes identifiées et perçues comme ressortissants d’Afrique centrale et d’Afrique sub-saharienne. En exportant son agenda dans la politique des États maghrébins, l’UE a contribué à faire de la lutte contre les mouvements migratoires dits irréguliers, une question centrale dans la région, laissant place à la montée des discours xénophobes et à des pratiques racistes. Les sommes colossales injectées par les États européens dans les pays frontaliers à encourager le développement de pratiques de plus en plus violentes voire meurtrières. Dans ce jeu diplomatique, les pays maghrébins semblent avoir du mal à équilibrer la balance entre une arabité très affirmée et une africanité encore trop souvent instrumentalisée pour servir leur politique étrangère.
Selon les travaux du chercheur Bocar Niang, le phénomène migratoire subsaharien reste perçu très négativement, aussi bien au Maghreb que dans l’Union européenne. En contribuant à faire de l’espace maghrébin une zone tampon, les politiques d’externalisations européennes auraient entraînées une prise de conscience des circulations et des échanges entre l’Afrique du Nord et le reste du continent, bien que ce phénomène reste encore difficilement quantifiable faute de statistiques fiables.
Le racisme résiduel hérité de la traite arabo-berbère dans les pays du Maghreb, situés en première ligne dans la stratégie de contrôle des circulations, est ainsi réactivé.
Le racisme résiduel hérité de la traite arabo-berbère dans les pays du Maghreb, situés en première ligne dans la stratégie de contrôle des circulations, est ainsi réactivé et légitimé par les politiques migratoires sécuritaires et répressives, qui désignent les populations noires comme des « indésirables» et accentuent les discriminations subies par les communautés noires locales.
Dans un contexte global de montée du populisme, les personnes migrantes — au Maghreb comme ailleurs — sont stigmatisées et utilisées comme boucs émissaires face aux incertitudes économiques et politiques, exacerbant les dynamiques racistes qui sont à l’origine de ces politiques migratoires.